NOTES SUR LE THEATRE

PAR STEPHANE MALLARME

 



Notes sur le théâtre, [n 1], in Revue Indépendante, novembre 1886, pp. 37-43.

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NOTES SUR LE THÉÂTRE

 Loin de tout et du temps où se cherchent dans le
trouble nos cités, la Nature, en automne, prépare son
théâtre, sublime et pur, attendant pour éclairer, dans
la solitude, les significatifs prestiges, que l'unique œil
lucide qui en puisse pénétrer le sens (ainsi qu'il est no-
toire que c'est le destin de l'homme), un Poëte, soit
rappel à des plaisirs et à des travaux médiocres.
 Me voici, renfermant l'amertume d'une rêverie inter-
rompue, de retour et prêt à noter, en vue de moi-même
et de quelques-uns aussi, nos impressions issues de
banals Soirs que le plus seul des isolés ne peut, comme
il vêt l'habit séant à tous, omettre de considérer : pour
l'entretien d'un malaise et, connaissant, en raison de
certaines lois non satisfaites, que ce n'est plus ou pas
encore l'heure de choses, même sociales, extraordi-
naires.

-

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 . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
 (1) Et cependant, enfant servé de gloire,
 Tu sens courir par la nuit dérisoire,
 Sur ton front pâle aussi blanc que du lait,
 Le vent qui fait voler ta plume noire
 Et te caresse, Hamlet, ô jeune Hamlet !

 L'adolescent évanoui de nous aux commencements
de la vie et qui hantera les esprits hauts et pensifs par le
deuil qu'il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat
sous le mal d'apparaîre ; or c'est parce qu'Hamlet exté-
riorise, sur des planches, ce personnage unique d'une
tragédie intime et occulte, que son nom même affiché
exerce sur moi, sur toi qui le lis, une fascination parente
de l'angoisse.
 Aussi je sais gré aux hasards qui, contemplateur dé-
rangé de la vision imaginative du théâtre de nuées et
de la vérité pour en revenir à quelques scène humaine,
me présentent, comme thème initial de causerie, la
pièce que je crois celle par excellence ; tandis qu'il y
avait lieu d'offusquer aisément des regards trop vite
déshabitués de l'horizon pourpre, violet, rose et tou-
jours or.
 Le commerce de ces cieux où je m'identifiai cesse,
mais sans qu'une incarnation brutale contemporaine
occupe, sur leur paravent de gloire, ma place tôt renon-
cée : ce ne sont plus les splendeurs d'un holocauste
d'année élargi à tous les temps pour que ne s'en juxta-
pose à personne le sacre vain, mais voici le seigneur
latent qui ne peut détenir
, juvénile ombre de tous, ainsi

 (1) THÉODORE DE BANVILLE : Les Caprices en dizains

 à la manière de Clément Marot (XVIII, Hamlet), - Les Cariatides.

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tenant du mythe. Son solitaire drame ! et qui, parfois,
tant ce promeneur d'un labyrinthe de trouble et de griefs
en prolonge les circuits avec le suspens d'un acte ina-
chevé, semble le spectacle même pourquoi existent la
rampe ainsi que l'espace doré quasi moral qu'elle
défend, car il n'est point d'autre sujet, sachez bien !
que celui-là, l'antagonisme de rêves chez l'homme
avec les fatalités à son existence départies par le mal-
heur.
 Toute la curiosité, il est vrai, dans le cas d'aujour-
d'hui, porte sur l'interprétation, mais la juger, impos-
sible ! sans la confronter au concept.
 M. Mounet-Sully me dicte cette tâche.
 À lui seul, par divination, maîtrise incomparable des
moyens et aussi une foi de lettré en la toujours certaine
et mystérieuse beauté du rôle, il a su conjurer je ne
sais quel maléfice comme insinu dans l'air de cette im-
posante représentation. Non, je ne blâme rien à la
plantation du magnifique site ni au port somptueux de
costumes, encore que selon la manie érudite d'à-présent,
cela date, trop à coup sûr ; et que le choix exact de
l'époque Renaissance spirituellement embrumée d'un
rien de fourrures septentrionales, ôte du recul légen-
daire primitif, changeant par exemple les personnages
en contemporains du dramaturge : Hamlet, lui, évite ce
tort, dans sa traditionnelle presque nudité sombre, un
peu à la Goya. L'œuvre de Shakespeare est si bien
façonnée selon le seul théâtre de notre esprit, prototype
du reste, qu'elle s'accommode de la mise en scène der-
nière de ce temps, ou s'en passe, avec indifférence.
Autre chose me déconcerte, que de tels menus détails
infiniment malaisés à régler et discutables : un mode
d'intelligence particulier au lieu parisien même où
s'installe Elseneur et, comme dirait la langue philoso-
phique, l'erreur du Théâtre Français. Ce fléau est im-

< p. 40 >
personnel et la troupe d'élite acclamée a, dans la cir-
constance, multiplié son minutieux zèle : jouer Shakes-
peare, ils le veulent bien, et ils veulent le bien jouer,
certes. À cette chose le talent le plus sûr ne suffit pas,
mais le cède devant certaines habitudes invétérées de
comprendre. Voici Horatio, ce n'est pas même lui que
je vise avec quelque chose de classique et d'après Mo-
lière dans l'allure : mais Laertes (ici j'étreins mon sujet)
joue au premier plan et pour son compte comme si
voyages, double deuil pitoyable, étaient d'intérêt spé-
cial. Les plus belles qualités (il les a), qu'importe dans
une histoire éteignant tout ce qui n'est un imaginaire
héros, à demi mêl à de l'abstraction ; et c'est trouer
de sa réalité, ainsi qu'une vaporeuse toile, l'ambiance
que dégage l'emblématique Hamlet. Comparses, il le
faut ! car dans l'idéale peinture de la scène tout se meut
selon une réciprocité symbolique des types entre eux
ou relativement à une figure seule.
Got, magistral,
infuse l'intensité de sa verve franche à Polonius en
tant qu'une sénile sottise empressée d'intendant de
quelque jovial conte ; je le goûte, mais oublieux alors
d'un ministre tout autre qui égayait mon souvenir,
figure comme découpée dans l'usure d'une tapisserie
pareille à celle où il lui faut rentrer pour mourir : falot,
inconsistant bouffon d'âge de qui le cadavre léger n'im-
plique, laissé à mi-cours de la pièce, pas d'autre impor-
tance que n'en donne l'exclamation brève et hagarde << un
Rat !>> Tout ce qui pivote autour d'un type exceptionnel
comme Hamlet, n'est que lui, Hamlet : et le fatidique
prince qui périra au premier pas fait dans la virilité,
repousse, mélancoliquement, d'une pointe vaine d'épée,
hors de la route interdite à sa marche, le tas de loquace
vacuit gisant là que plus tard il risquerait de deve-
nir à son tour, s'il vieillissait. Mademoiselle Reichem-
berg qui est Ophélie, vierge enfance objectivée du

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lamentable héritier royal, se montre d'accord avec
l'esprit de conservatoires modernes : elle a surtout
du naturel, comme l'entendent les ingénues, préférant
que s'abandonner à des ballades une prétention d'in-
troduire là, avec ses dons, tout le quotidien acquis
d'une des savantes d'entre nos comédiennes ; aussi
éclate souvent chez elle, non sans grâce, telle intona-
tion parfaite autre part, dans les pièces du jour, là où
l'on vit de la vie. Alors je surprends en ma mémoire,
autres que les lettres qui groupent ce mot Shakespeare,
voleter de récents noms qu'il est sacrilège même de
taire, car on les devine.
 Quel est le pouvoir du Songe !
 Le je ne sais quel effacement subtil et fané et d'image-
rie de jadis, qui manque un peu à des maîtres-artistes
aimant à représenter un fait net, clair, battant neuf,
comme il en arrive ! lui Hamlet, étranger à tous lieux
où il survient, le leur impose à ces vivants trop en
relief, par l'inquiétant ou funèbre envahissement de sa
présence : l'acteur, sur qui se taille un peu exclusive-
ment à souhait la version française, remet tout en place
seul par l'exorcisme d'un geste annulant l'influence
pernicieuse de la Maison ; en même temps qu'il ramène
l'atmosphère du génie shakespearien, avec un tact do-
minateur et du fait de s'être miré naïvement dans le
séculaire texte. Son charme tout d'élégance désolée
accorde comme une cadence à chaque douleureux
sursaut : avec la nostalgie d'une intime sagesse inoubliée
malgré les aberrations que cause l'orage battant la plume
délicieuse de sa toque, voil le caractère peut-être et l'in-
vention du jeu de M. Mounet-Sully qui tire d'un instinct
parfois indéchiffrable à lui-même des éclairs de scoliaste.
Ainsi pour la première fois, m'apparait rendue au
théâtre, la dualité morbide qui fait le cas d'Hamlet,
oui, fou en dehors et sous la flagellation contradictoire

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du devoir mais s'il fixe en dedans les yeux sur une image
de soi qu'il y garde intacte autant qu'une Ophélie
jamais noyée, elle ! prêt toujours à se ressaisir. Joyau
inaltérable enfoui sous le désastre !
 Mime, penseur, le tragédien interprète Hamlet en
souverain plastique et mental de l'art et surtout comme
Hamlet existe par l'hérédité en les esprits de la fin de ce
siècle : il convenait, une fois, après l'angoissante veille
romantique, comme de voir aboutir jusqu'à nous résumé
le beau démon, au maintien demain peut-être incompris,
c'est fait. Avec solennité, un acteur lègue élucidée, quel-
que peu composite mais très d'ensemble, comme authen-
tiquée du sceau d'une époque supréme et neutre, à un
avenir qui probablement ne s'en souciera pas mais ne
pourra du moins l'altérer, une ressemblance immortelle.
 L'événement mondain déjà de l'hiver...

-

 Mieux que par l'énonce d'un titre, il m'aurait plu de
marquer la reprise opportune encore de la Tour de
Nesle et
l'installation des Deux Pigeons : mais je ne juge
pas hors de propos, à moins que quelque représentation
grosse d'un fait parisien tout à coup n'échoie, d'y reve-
nir dans un mois, rencontrant ainsi l'occasion de join-
dre à des remarques sur le Ballet une étude suggérée par
la part que tient la Musique dans le Mélodrame ; ce sont
les deux thèmes connexes qui, seuls, importent main-
tenant, au poëte.
 Pour ne pas rester sur des promesses !
 Un luxe ne le cédant aux galas me semble en la tra-
tresse saison toute d'appels dehors, la mise à part, sous
la première lampe, d'une soirée chez soi, pour lire. La
suggestive et vraiment rare plaquette qui s'ouvre dans
mes mains, n'est autre, au demeurant, qu'un livret de

< p. 43 >
pantomime Pierrot Assassin de sa Femme (1) composé
et rédigé par M. Paul Margueritte. Monomime plutôt,
dirai-je avec l'auteur, devant le tacite soliloque que
tout du long à soi-même tient et du visage et des gestes
le fantôme blanc comme une page pas encore écrite.
Un toubillon [sic] de pensées délicates et neuves émane, que
je voudrais saisir avec sûreté, et dire. Toute l'esthétique
là d'un genre situ plus près des principes qu'aucun
autre ! rien dans cette région de la fantaisie ne pouvant
contrarier l'instinct simplificateur et directe. Voici. << La
>> scène n'illustre que l'idée, non une action effective,
>> par un hymen d'où procède le Rêve, vicieux, mais
>> sacr, entre le désir et l'accomplissement, la perpétra-
>> tion et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au
>> futur, au passé, sous une apparence fausse de pré-
>> sent. Ainsi opère le Mime, dont le jeu se borne à une
>> perpétuelle allusion : il n'installe autrement un milieu
>> pur de fiction. >> Ce rien merveilleux, moins qu'un
millier de lignes, qui le lira comme je viens de le faire,
comprendra les règles éternelles, ainsi que devant un
tréteau, leur dépositaire humble. La surprise, charmante
aussi, que cause l'artifice d'une notation de sentiments
par des phrases point proférées, est que, dans ce seul
cas peut-être avec authenticité, entre les feuillets et le
regard s'établit le silence, délice de la lecture.

STÉPHANE MALLARMÉ

 (1) Chez Calmann Lévy (Nouvelle édition, 1886).


Notes sur le théâtre, [n 2], in Revue Indépendante, décembre 1886, pp. 246-253.

< p. 246 >


NOTES SUR LE THÉÂTRE

 L'hiver ouvre par des ballets, non sans éclat : souci
de dates moins que prédilection pour ce genre sublime,
j'en discourrai au long.
 La danse seule, du fait de ses évolutions, me paraît
nécessiter un espace réel, ou la scène.
 À la rigueur un livre suffit pour évoquer toute pièce :
aidé de sa personnalit multiple chacun pouvant se la
jouer en dedans, ce qui n'est pas le cas quand il s'agit
de pirouettes.
 Ainsi je fais peu de différence, prenant un exemple
insigne, entre l'admiration que garde depuis plu-
sieurs années ma mémoire d'une lecture de la comédie
de M. Becque, les HONNÊTES FEMMES, et le plaisir
tiré de sa reprise hier. Que l'actrice réveille le spirituel
texte ou si c'est ma vision de liseur à l'écart, voilà
comme les autres ouvrages de ce rare auteur un
chef-d'œuvre moderne dans le style de l'ancien théâtre.
La phrase chante sur les voix si bien d'accord que sont
celles du Théâtre-Français sa mélodie de bon sens, je
ne l'en perçois pas moins écrite, dans l'immortalité de
la brochure. Aucune surprise que je n'aie goûtée d'avance,
ni déception : mais un délice d'amateur à constater que

< p. 247 >
la notation de vérités ou de sentiments pratiquée avec
une justesse presque abstraite, ou simplement littéraire
dans le vieux sens du mot, trouve à la rampe une vie
certaine.
 S'il tarde d'en venir à rassembler à propos de danse
quelques traits d'esthétique nouveaux, je ne laisserai
pas, du moins, cet acte parfait dans une autre ma-
nière, sans marquer qu'il a, comme le doit tout produit
même exquisement moyen et de fiction plutôt terre-à-
terre, par un coin, lui aussi, sa puissante touche de
poésie inévitable : dans l'instrumentale conduite des
timbres du dialogue, interruptions, répétitons, toute
une technique qui fait penser à l'exécution par une
musique de chambre de quelque fin concerto de tona-
lité un peu neutre ; et (je souris) du fait du symbole.
Qu'est-ce, sinon une allégorie bourgeoise, délicieuse et
vraie, prenez la pièce ou voyez la ! que cette apparition
à l'homme qui peut l'épouser, d'une jeune fille parée de
beaux enfants d'autrui, hâtant le dénouement par un
emblématique tableau de maturité future.

-

 La Cornalba me ravit, qui danse comme dévêtue ;
c'est-à-dire que sans le semblant d'aide offert à un enlève-
ment ou à la chute par une présence volante et assou-
pie de gazes, elle paraît, appelée dans l'air, s'y soute-
nir, du fait italien d'une moelleuse tension de sa per-
sonne.
 Tout le souvenir, non pas ! resté du spectacle récent
de l'Éden, faute d'autre poésie : ce qu'on nomme ainsi,
au contraire, y foisonne, débauche d'aimable esprit (*)

 (*) M. Gondinet, on sait

< p. 248 >
libéré une fois de la fréquentation de ses personnages
à robes, habit et mots célèbres. Seulement le charme
est aux pages du livret, il ne passe pas dans la repré-
sentation. Les astres, eux-mêmes, que j'ai pour
croyance qu'il faut rarement déranger et point sans
des raisons considérables ou de méditative gravité
(c'est vrai qu'ici, selon l'explication, l'Amour les meut et
les assemble), je feuillette et j'apprends qu'ils sont de la
partie ; et l'incohérente absence hautaine de signification
qui scintille en l'alphabet manqu de la Nuit va consentir
à tracer le mot enjôleur VIVIANE, nom de fée et titre
du poème, à la faveur de quelques coups d'épingle stel-
laires en une toile de fond bleue : car ce ne sera point le
corps de ballet, total, qui figurera autour de l'étoile (la peut-
on mieux nommer !) la danse idéale des constellations.
Point ! de là on partait, vous voyez dans quels mondes,
droit à l'abîme de l'art. La neige aussi, dont chaque
flocon ne revit pas au va-et-vient d'un blanc ballabile
ou selon une valse, ni le jet vernal des floraisons :
tout ce qui est, en effet, la Poésie, ou nature animée,
ne sort du texte que pour se figer en des manœuvres
de carton et l'éblouissante stagnation des mousselines
lie et feu. Aussi dans l'ordre de l'action, j'ai vu un
cercle magique par autre chose dessin que le tour
continu ou les lacs de la fée même, etc. Mille dé-
tails piquants d'invention, sans qu'aucun atteigne à
une importance de fonctionnement avéré et normal,
dans le rendu. A-t-on jamais, notamment dans le cas
sidéral précité, avec plus d'héroïsme passé outre la ten-
tation d'obéir, en même temps qu'à des analogies so-
lennelles, à cette loi, qui veut que le premier sujet, hors
cadre, de la danse ne soit qu'une synthèse mobile, en
son incessante ubiquit, des attitudes de chaque
groupe : comme eux ne la font que détailler, en tant
que fractions, à l'infini. Telle, une réciprocité dont

< p. 249 >
résulte l'état impersonnel, chez la coryphée et dans
l'ensemble, de l'être dansant lequel n'est jamais qu'em-
blème, point quelqu'un...
 Le jugement, ou l'axiome, à affirmer en fait de ballet !
 À savoir que la danseuse n'est pas une femme
qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu'elle n'est pas
une femme
mais une élémentaire puissance résumant
un des aspects analysés de notre forme, fleur, urne,
flamme etc., et qu'elle ne danse pas, suggérant, par le
prodige de raccourcis ou d'élans, avec son écriture cor-
porelle ce qu'il faudrait des paragraphes en prose dia-
loguée autant que descriptive, pour exprimer, en la
rédaction : poésie dégagée enfin de tout appareil du
scribe.
 Après une Légende, la Fable point comme l'enten-
dit le goût classique ou machinerie d'empyrée, mais
selon le sens restreint d'une transposition de notre ca-
ractère ainsi que de nos façons au type simple de
l'animal. Le jeu ais consistait à re-traduire à l'aide de
personnages, il est vrai, plus instinctifs comme bon-
dissants et muets, que ceux à qui un conscient langage
permet de s'énoncer dans la comédie, les sentiments
humains confiés par le fabuliste à d'énamourés vola-
tiles. La danse est ailes, il s'agit d'oiseaux et des dé-
parts en l'à-jamais, des retours vibrants comme flèche :
à qui n'assiste à la représentation des DEUX PIGEONS
apparaît par la vertu du sujet, cela, une obligatoire
suite des motifs fondamentaux du Ballet. L'effort
d'imagination pour le trouveur de ces similitudes ne
s'annonce pas ardu, mais c'est quelque chose que
d'apercevoir une parité même médiocre et le résultat
intéresse, en art. Leurre ! sauf dans le premier acte,
une jolie incarnation des ramiers en l'humanité mimi-
que ou dansante des protagonistes.

< p. 250 >
 Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre.

 Deux ou plusieurs, par deux, sur un toit entrevu,
ainsi que la mer, par l'arceau d'une ferme thessa-
lienne, et vivants, ce qui est, mieux que peints, dans
la profondeur et d'un juste goût. L'un des amants à
l'autre les montre puis soi-même, langage mimique
initial, en raison de cela exact. Tant peu à peu les
allures du couple acceptent de l'influence du pigeon-
nier becquètements ou sursauts, pâmoisons, que se
voit cet envahissement d'aérienne lascivité glisser sur
lui, avec des ressemblances éperdues. Enfants, les voici
oiseaux, ou le contraire, d'oiseaux enfants, selon qu'on
veut comprendre l'échange dont, pour toujours et dès
lors, lui et elle devraient exprimer le double jeu : peut-
être, toute l'aventure de la différence sexuelle ! Or je
cesserai de m'élever à aucune considération, que sug-
gère le Ballet, adjuvant et le paradis de toute spiritua-
lité, d'autant qu'après cet ingénu prélude, rien n'a lieu,
sauf la perfection des exécutants, qui vaille un instant
d'arrière-exercice du regard, rien... Fastidieux que
mettre le doigt sur l'inanité quelconque issue d'un
gracieux motif premier. Voilà la fuite du vagabond, la
quelle prêtait, du moins, à cette espèce d'extatique im-
puissance disparaître qui délicieusement attache aux
planchers la danseuse ; puis quand viendra, dans le
rappel du même site ou le foyer, l'heure poignante
et adorée du rapatriement, après l'intercalation d'une
fête à quoi tout va tourner sous l'orage, et que les dé-
chirés, pardonnante et fugitif, s'uniront, ce sera... Con-
çoit-on l'hymne de danse final et triomphal où diminue
jusqu'à la source de leur joie ivre l'espace mis entre
les fiancés par la nécessité du voyage ! Ce sera...
comme si la chose se passait, Madame ou Monsieur,
chez l'un de vous avec quelque baiser très indiffé-

< p. 251 >
rent en Art, toute la Danse n'étant que de cet acte la
mystérieuse interprétation sacrée. Seulement, songer
ainsi, c'est à se faire rappeler par un trait de flûte le
ridicule de son état visionnaire, quant au contemporain
banal qu'il faut, après tout, représenter, par con-
descendance pour le fauteuil d'Opéra.
 À l'exception d'un rapport perçu avec netteté entre
l'allure habituelle du vol et des effets chorégraphiques,
puis le transport au Ballet, non sans tricherie, de la
Fable, reste quelque histoire d'amour : il faut que ce
soit, virtuose sans pair à l'intermède du Divertisse-
ment (rien n'y est que morceaux et placage), l'émer-
veillante Mademoiselle Mauri qui résume le sujet par
sa divination m人ée d'animalité trouble et pure à tous
propos désignant les allusions non mises au point,
ainsi qu'avant un pas elle invite, avec deux doigts, un
pli frémissant de sa jupe et simule une impatience de
plumes vers l'idée.

-

 Un art tient la scène, historique avec le Drame ; avec
le Ballet, autre, emblématique. Allier, mais ne confon-
dre ; ce n'est point d'emblée et selon un traitement
commun qu'il faut joindre deux attitudes jalouses
de leur silence respectif, la mimique et la danse, tout à
coup étrangères si l'on en force le rapprochement. Un
exemple illustre ce propos : a-t-on pas tout à l'heure,
pour rendre une identique essence, celle de l'oiseau,
chez deux interprètes, imaginé d'élire une mime (*) à côté
d'une danseuse, c'est confronter trop de différence ! l'autre,
si l'une est colombe, devenant je ne sais quoi, la brise
par exemple. Au moins, très judicieusement,

 (*) Fût-ce l'expressive et gracieuse mademoiselle Sanlaville.

< p. 252 >
l'Éden, employant les deux modes d'art exclusifs
un homme de théâtre expérimenté a pris pour thème
l'antagonisme que chez son héros participant du double
monde, homme déjà et enfant encore, installe la riva-
lité de la femme qui marche même à lui sur des tapis
de royaut, avec celle non moins chère du fait de sa
voltige seule, la primitive et fée. Le trait distinctif de
chaque genre théâtral mis en contact ou opposé se trouve
commander l'œuvre, qui emploie le disparate son ar-
chitecture même : resterait trouver les moyens de
communication d'ici là. Le librettiste ignore d'ordi-
naire que la danseuse, qui s'exprime par des pas, ne
comprend d'éloquence autre, même le geste.

-

 À moins du génie se disant << La Danse figure le ca-
price à l'essor rythmique - voici, avec leur nombre, les
quelques équations sommaires de toute fantaisie - or
la forme humaine dans sa plus excessive mobilité, ou
son vrai développement, ne les peut transgresser, étant,
ce que je sais, l'incorporation visuelle de l'idée >> : cela
puis un coup d'œil jet sur un ensemble de chorégra-
phie ! personne à qui ce moyen convienne d'établir un
ballet. Je connais la tournure d'esprit contemporaine,
chez ceux mêmes, aux facultés ayant pour fonction
de se produire miraculeuses : il leur faudrait substituer
je ne sais quel impersonnel ou fulgurant regard absolu,
comme l'éclair qui enveloppe, depuis quelques ans,
la danseuse d'Édens, fondant une crudité électrique
à des blancheurs extra-charnelles de fards, et en fait
bien l'être prestigieux recul au-delà de toute vie pos-
sible.
 L'unique entraînement imaginatif consistera, aux
heures ordinaires de fréquentation dans les lieux de

< p. 253 >
danse, sans visée quelconque préalable, patiemment
et passivement à se demander devant chaque pas, chaque
attitude si étranges, et pointes et taquetés, allongés ou
ballons << Que peut signifier ceci ? >> ou mieux, d'inspi-
ration le lire. À coup sûr on opérera en pleine rêverie,
mais adéquate : vaporeuse, nette et ample, ou restreinte,
telle seulement que l'enferme en ses circuits ou la trans-
porte par une fugue la ballerine illettrée se livrant
aux jeux de sa profession. Oui, Celle-là (serais-tu perdu
en une salle, spectateur très étranger, Ami) pour peu
que tu déposes avec soumission, à ses pieds d'incons-
ciente révélatrice, ainsi que les roses qu'enlèee et
jette en la visibilité de régions supérieures un jeu de
ses chaussons de satin pâle et vertigineux, la Fleur
d'abord de ton poétique instinct n'attendant de rien
autre la mise en évidence et sous le vrai jour des
mille imaginations latentes : alors, par un commerce
dont son sourire paraît verser le secret, sans tarder
elle te livre à travers le voile dernier qui toujours
reste, la nudité de tes concepts et silencieusement
écrira ta vision à la façon d'un Signe, qu'elle est.

STÉPHANE MALLARMÉ



Notes sur le théâtre, [n 3], in Revue Indépendante, janvier 1887, pp. 55-59.

< p. 55 >


NOTES SUR LE THEATRE

 Ici, succincte, une parenthèse.
 Le Théâtre est d'essence supérieure.
 Autrement, évasif desservant du culte qu'il faut l'au-
torité d'un dieu ou un acquiescement entier de foule,
pour installer selon le principe, s'attarderait-on lui à dé-
dier ces Notes !
 Nul poëte jamais ne put à une telle objectivit des jeux
de l'âme se croire étranger : admettant qu'une obligation
traditionnelle, par temps, lui blasonnât le dos de la
pourpre du fauteuil de critique ou très singulièrement
sommé au fond d'un lyrique exil incontinent d'aller
voir ce qui se passe chez lui, dans son palais.
 Ainsi l'attitude, d'autrefois à cette heure, diffère.
 Mis devant le triomphe immédiat et forcené du
monstre ou Médiocrité qui parada au lieu divin, j'aime
Gautier appliquant à son regard las la noire jumelle
comme une volontaire cécit et << C'est un art si gros-
sier... si abject
>> exprimait-il, devant le rideau ; mais
comme il ne lui appartenait point, à cause d'un dégoût,
d'annuler chez soi des prérogatives de voyant, ce fut
encore, ironique, la sentence << Il ne devrait y avoir
qu'un vaudeville - on ferait quelques changements

< p. 56 >
de temps en temps (1). >> Remplacez Vaudeville par Mys-
tère, soit une tétralogie multiple elle-même se déployant
parallèlement à un cycle d'ans toujours recommenc et
tenez que le texte en soit incorruptible comme la loi :
voilà presque !
 Maintenant que suprémement on ouï craquer jusque
dans sa membrure définitive la menuiserie et le carton-
nage de la bête, il est vrai, fleurie, comme en un dernier
affollement [sic], de l'éblouissant paradoxe des merveilles de
la chair et du chant ; ou soit qu'imagination pire et sour-
noise pour leur communiquer l'assurance que rien
n'existe qu'eux, demeurent sur la scène seulement des
gens pareils aux spectateurs : maintenant, je crois qu'en
évitant de traiter l'ennemi de face vu sa feinte candeur et
même de lui apprendre par quoi ce devient plausible de
le remplacer (car la vision neuve de l'idée, il la vêtirait
pour la nier, comme le tour perce déjà dans le Ballet)
véritablement on peut harceler la sottise de tout cela !
avec rien qu'un limpide coup dœil sur tel point hasar-
deux ou sur un autre. À plus vouloir, on perd sa
force qui gît dans le mystère de considérants tus sitôt
que divulgués à demi, en quoi la pensée se réfugie ! mais
décréter abject un milieu de sublime nature, parce que
l'époque nous le montra dégradé : non, je m'y sentirais
trop riche en regrets de ce dont il était beau et point
sacrilège de simplement suggérer la splendeur.
 Notre seule magnificence, la scène, à qui le concours
d'arts divers scellé par la Poésie attribue selon moi
quelque caractère religieux ou officiel, si l'un de ces
mots a un sens, je constate que le siècle finissant n'en a
cure ainsi comprise : et que cet assemblage miraculeux
de tout ce qu'il faut pour façonner de la divinité, sauf la
clairvoyance de l'homme, sera pour rien.

 (1) Lire le merveilleux Journal des Goncourt, livre 1er, dans
 de récents Figaro.

< p. 57 >
 Naïf ! en vain m'obstiné-je, réfléchissant à l'évolution
des arts connexes de l'esprit comme pour faire ici
place... Le roman, je ne sais le considérer au pouvoir
des maîtres ayant apporté à ce genre un changement si
beau (quand il s'agissait naguère d'en fixer l'esthétique),
sans admirer qu'à lui seul il débarrasse l'art, d'abord
sur la scène, de l'intrusion du moderne personnage,
désastreux et nul comme se gardant d'agir plus que de
tout.
 Quoi ! le parfait écrit récuse jusqu'à la moindre allu-
sion une aventure, pour se complaire dans sa délicate
évocation, sur le tain de souvenirs, comme l'est cette
extraordinaire Chérie (1), d'une figure, à la fois éternel
fantôme et la vie ! c'est qu'il ne se passe rien d'immé-
diat et d'en dehors dans un présent qui joue l'effacé
pour couvrir de plus étranges dessous. Si notre
extérieure agitation choque, en l'écran de feuillets im-
primés, à plus forte raison sur les planches, matérialité
dressée dans son obstruction gratuite. Oui, le livre ou
cette monographie qu'il devient d'un type (superposi-
tion de pages, comme un coffret, défendant contre le bru-
tal espace une délicatesse reployée infinie et intime de
l'être dans soi-même,) ici suffit : avec maints pro-
cédés si neufs analogues en raréfaction à ce qu'a de
latent ou de diffus la vie. Par une mentale opération
et point d'autre, lecteur je m'adonne à abstraire telle
physionomie, sans ce déplaisir d'un visage exact pen-
ché, hors de la rampe, sur ma source de rêverie. Les
traits réduits à des mots, un maintien le cédant à quel-
que identique disposition de phrase, tout cet idéal
résultat atteint pour ma noble délectation, s'effarouche
de la réalit même de Mlle Cerny, qu'il faut aller voir en
tant que public, à l'Odéon, si l'on aime rouvrir, comme

 (1) Par EDEMOND DE GONCOURT, Paris, 1884.

< p. 58 >
moi, chaque hiver, un des plus exquis et poignants
ouvrages de MM. de Goncourt, RENÉE MAUPERIN :
car vous devinez, quoique dire traîne en longueur
et recule au plus loin de la cadence ordinaire une con-
clusion relative à l'un des princes des lettres contempo-
raines, que tout cet artifice dilatoire de respect vise la
si intéressante, habile et quasi originale adaptation qu'a
faite du chef-d'œuvre, une tolérance amicale l'y invitant,
mon collaborateur ici M. Céard. Au manque de goût
aisé de chuchoter des vérités que mieux trompette
l'œuvre éclatant du romancier, cette atténuation : que
je réclame moins en raison d'une vue théâtrale à moi
que pour l'intégrité du génie littéraire, cause simple-
ment du milieu peut-être plus grossier encore, s'il le
restitue, même scéniquement, à l'existence, après l'en
avoir tiré par le fait des procédés délicieux et fugitifs de
l'analyse.
 Et... et... je parle d'après quelque perception aussi
qu'a de l'atmosphère un poète transporté même dans le
monde, répondez s'il demeure un rapport satisfaisant ou
quelconque entre la façon d'exister et de dire forcément
soulignée des comédiens en exercice, et le caractère
tout d'insaisissable finesse de la vie. Conventions ! et
vous implanterez, au théâtre, avec plus de vraisem-
blance le paradis de vos songes, qu'un salon.
 Figurativement, ainsi tout se passe, même en la co-
médie, depuis les temps du Tréteau sommaire, quand
la rampe se prêta à l'éclair métaphorique de vérités.
 À une distance d'un mois et plus, pour parler de ce
succès continu du Théâtre Français, La VIEILLESSE DE
SCAPIN, un effet par exemple, prodigieux, simple me
hante, c'est la fuite, nulle part mais accomplie en der-
nière ressource, avec férocité, de celle qui échappe à
tout, à ses dupes à leurs cris, au châtiment, du fait de
son commerce surnaturel et d'une mauvaise innocence

< p. 59 >
seulement en se dérobant, la Courtisane (*). Ambiguité [sic]
et charme : à peine se demande-t-on si c'est la brute
représentation d'un fait, qu'on voit là ou la mise au
point du sens de ce fait. La pièce du vivace poëte
abonde, du fait de l'archaïsme, en des visions qui,
moins que celle-là peut-être car je la tiens pour unique,
s'imposent : et je voudrais de celle-là et d'autres citer,
pour les parfaire, l'accompagnement ou des tirades
développant comme un rire vaste envolé haut, mais je
manque d'une belle mémoire. Le vers pleine voix,
viril, lancé par M. RICHEPIN séduit comme strictement
théâtral attendu qu'il s'adapte par l'alliage de sa rhéto-
rique d'images et d'une superbe verve instinctive préci-
sément au site de toiles peintes sous des lumières, le
décor, ainsi qu'à ce naturel instrument, l'acteur, qui
composent de part et d'autre l'état actuel de l'art.
 Bravo ! c'est fête d'amateurs, plus ingénue que toutes
par son recours avéré aux vieux jours : or n'entendez-
vous pas, cependant et non loin, ce lavage grande eau
musical du Temple, qu'effectue, devant ma stupeur, l'or-
chestre avec ses déluges de gloire ou de tristesse déver-
sés en un fleuve ininterrompu et dont la Danseuse res-
taurée mais encore invisible à de préparatoires céré-
monies, me semble la mouvante écume demeurée et
suprême.

STÉPHANE MALLARMÉ

 (*) Au 3e acte, Rôle de en Raffa.



Notes sur le théâtre, [n 4], in Revue Indépendante, février 1887, pp. 192-199

< p. 192 >


NOTES SUR LE THÉÂTRE

 Au cours de la façon d'interrègne pour l'Art, ce sou-
verain, où s'attarde notre époque tandis que veut le
génie discerner mais quoi ? sinon l'afflux envahisseur
et inexpliqué des forces théâtrales exactes, mimique, jon-
glerie, danse et la pure acrobatie ; il ne se passe pas
moins que des gens adviennent, vivent ou séjournent
en la ville, phénomène qui ne couvre, apparemment,
qu'une intention d'aller quelquefois au spectacle.
 La scène est le foyer évident des plaisirs pris en com-
mun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouver-
ture sur le mystère dont on est au monde pour envisa-
ger la grandeur, cela même que le citoyen, qui en aurait
idée, se trouve en droit de réclamer à un État, comme
compensation de l'avilissement social.
 Se figure-t-on l'entité gouvernante autrement que
gênée (eux, les royaux pantins du pass, à leur insu
répondaient par le muet boniment de ce qui cre-
vait de rire en leur personnage enrubanné ; mais de
simples généraux maintenant) devant la prétention de
ce malappris, à la pompe, au resplendissement, à une
solennisation auguste du dieu qu'il sait être ! Après
un coup d'œil, regagne le chemin qui t'amena dans

< p. 193 >
la cité médiocre et sans conter ta déception ni t'en
prendre à personne, fais-toi, hôte présomptueux de
l'heure, reverser par le train dans quelque coin de
rêverie insolite ; ou bien reste, nulle part tu ne seras
plus loin qu'ici, puis commence à toi seul, selon la
somme amassée d'attente et de songes, ta nécessaire
représentation. Satisfait d'être arrivé dans un temps où
le devoir qui lie l'action multiple des hommes, existe
mais à ton exclusion, ce pacte déchiré parce qu'il
n'exhiba point de Sceau.
 Que firent cependant les Messieurs et les Dames issus
à leur façon pour assister, en l'absence de tout fonc-
tionnement de gloire ou de magnificence, selon leur
unanime désir précis, à une pièce de théâtre : il leur
fallait s'amuser nonobstant ; ils auraient pu, tandis
que riait en train de sourdre la Musique, y accorder
quelque pas monotone de salons. Mais le jaloux
orchestre ne se prête à rien d'autre que d'idéales signi-
fiances exprimées par la scénique sylphide. Conscients
d'être là pour regarder, sinon le prodige de Soi ou la
Fête ! du moins eux-mêmes ainsi qu'ils se connais-
sent dans la rue ou à la maison, voilà au piteux lever
de la toile de pourpre peinte, qu'ils envahirent, les plus
impatients, le proscénium, agréant de s'y comporter
ainsi que quotidiennement et partout : ils salueraient,
causeraient à voix superficielle des riens dont avec
précaution est faite leur existence, durant quoi les
autres demeurés en la salle se plairaient, détournant
leur tête la minute de laisser scintiller des diamants
d'oreilles qui habillent. Je suis pure de cela qui se
passe sur la scène
ou la barre de favoris couper d'ombre
une joue comme par un Ce n'est pas moi dont il est ici
question
, conventionnellement et distraitement à sou-
rire à l'intrusion sur le plancher divin : lequel, lui,
ne la pouvait endurer avec impunité, à cause d'un cer-

< p. 194 >
tain éclat subtile, extraordinaire et brutal de véracité
que contiennent ses becs de gaz mal dissimulés et aus-
sitôt illuminant, dans des attitudes générales de l'adul-
tère ou du vol, les imprudents acteurs de ce banal
sacrilège.
 Je comprends.

-

 Vu le CROCODILE.
 M. Sardou à qui l'on sait une dextérité grande, est
l'homme qui souvent me paraît, plus qu'aucun, offus-
quer de l'opacité vaine de ses fantoches la lumière éparse
comme une frémissante pensée à l'ascension du rideau.
Appuyant sur des moi de rencontre, nommêment il en
fait Monsieur un tel, Madame une telle et satisfait à
la badauderie sans présenter, d'après la haute esthétique,
plutôt d'essentielles figures. Tel, ce procédé manque
son effet, à coup sûr ; j'ai noté que si on inflige au co-
médien, apte à revêtir seulement un caractère flottant,
ajusté, quelque existence à la fois réele [sic] et gratuite, il
veut que par un rien instinctif dans l'allure perce son
individu, accolant lui-même comme le feront en le
feuilleton les courriéristes, au nom du personnage, avec
un trait-d'union moral, le sien. Aussi me suis-je intéressé
à la remeur d'autre chose qu'une anecdote mise debout
avec des airs insupportables de vraisemblance, mais (on
a dit la comédie du naufrage) devant un pamphlet
humain, donc autant un poëme que ce qui n'est pas le
Vers : l'imagination retrouve là sa primauté dans un
milieu, voulu intellectuel. Un glissement de musique
pour remplir de sa tricherie, et c'est bien ! la différence
qui, des costumes ordinaires jusqu'à ce que s'en efface
le caractère civilisé, sépare l'atmosphère philosophique
(ou la suite de morceaux par Massenet) : vous voyez

< p. 195 >
le dosage très réussi, neuf, fin de la fiction traduite
en mise-en-scène.
 Je n'affirme pas que je n'en sois, dans cette occasion
comme souvent, pour mes intentions et de bonnes
volontés. L'œuvre cependant ouvre une échappée hors
de la collection du faiseur célèbre : cet échouage pro-
mené des débris de tous mondes, c'est poignant, curieux,
triste, un comique y éclatera strident et comme re-
trempé, prè les vagues, au rire de nature.
 Comme je goûte cette farce de GOTTE, aiguë, autant
que profonde, sans jamais prendre un ton soucieux vu
que c'est trop si déjà la vie l'affecte envers nous, rien n'y
valant que s'enfle l'orchestration des colères, du blâme
ou peut-être de la plainte : partition ici comme de si-
lence selon un rythmique équilibre dans la structure,
tout se répondant, par opposition de scènes contrastées
et retournées, d'un acte l'autre où c'est une voltige,
allées, venues, en maint sens, de la fée littéraire unique,
la Fantaisie, qui efface d'un pincement de sa jupe, ou
montre, une transparence d'allusions répandue sur fond
d'esprit, enveloppant dans le tourbillon de joie réalité
folle et contradictoire puis la piquant de ses pointes,
avant de s'arrêter sur ce sourire qui est le jugement su-
préme et en dernier lieu de la sagesse parisienne et indé-
niablement le signe et la séduction de M. Meihac.
 Ainsi dans un ouvrage dramatique savant, réapparaît,
visible au regard critique et certain, l'être aux ailes de
gaze
initial, à qui sont les planches.

-

 M. Becque est sans contredit l'homme à la mode et je
ne sais rien d'attrayant que de surprendre le goût
public en flagrant délit pour une fois, de clairvoyance :

< p. 196 >
si ce n'est d'analyser le fait. À tout le théâtre faussé par
une thèse ou aveuli jusqu'à l'étalage de chromolithogra-
phies, bref le contraire exact, cet Auteur Dramatique par
excellence (pour reproduire la mention des bustes de
foyers) oppose l'harmonie des types et de l'action.
 Ainsi aux ameublements où se chercha l'intimité de ce
siècle, louches, tels ; prétentieux, dans les dernières années
revint de soi-même se substituer le ton bourgeois et
pur du style dernier le Louis XVI. Analogie qui me
prend : s'il n'existe de rêvoir mieux approprié à l'état
contemporain que les soieries de robe aux bergères ou
les alignements d'acajou discret, cela noble, familier,
d'où le regard jamais trompé par les similitudes de
quelque allusion décorative aveuglante ne risque d'accro-
cher à leur crudité puis d'y confondre avec des torsions
le bizarre luxe de sa propre chimère, je sens une sym-
pathie pour l'ouvrier d'un œuvre restreint et parfait,
mais d'un œuvre parce qu'un art y tient ; elle me
charme par une fidélité à tout ce qui fut une rare et
superbe tradition, et ne gêne ni ne masque pour mon
œil l'avenir.
 Le malentendu qui peut, hors même de l'aventure
d'hier, cette grande reprise de MICHEL PAUPER, s'instal-
ler entre le public et le maître, si quelqu'un n'y coupe
court en vertu d'une admiration sagace, provient de ce
que, dans un souhait trouble de nouveau, on attende un
art inventé de toutes pièces : tandis que c'est un abou-
tissement imprévu, glorieux et dernier de l'ancien genre
classique, en pleine modernité, avec notre expérience
ou je ne sais quel désintéressement cruel qu'on n'a
pas cru devoir employer tout nu, avant le siècle. Autre
chose que la PARISIENNE notamment, c'est présumer
mieux qu'un chef-d'œuvre, tant le savoir de l'écrivain
brille en cette production de sa verte maturité ; ou sur-
passera-t-il les CORBEAUX ? Je ne le désire presque, et me

< p. 197 >
défierais. Une à une reprendre sur notre scène officielle
et comme exprè rétrospective ces pièces déjà, qui du
soir de leur succè furent évidentes, pour que le travail-
leur groupe à l'entour maint exemplaire du genre dont
il a, par un fait historique très spécial, dégagé, sur le
tard de notre littérature, la vive et sobre beauté. Ne fei-
gnons pas l'impatience d'une surprise quand elle a eu
lieu et qu'il s'agit d'un art achevant ainsi avec un plus
strict éclat qu'un des génies antérieures eût pu l'allumer,
sa révélation, ou notre comédie de mœurs française.
Ce tort ne me paraît autre que créer par inintelligence
un embarras à l'artiste : et si, avec une crânerie qui
caractérise sa physionomie littéraire, ce lui plaît de
remontrer un hiver quelque magnifique ébauche pr-
paratoire inachevée par places et aussi plus intense de
coloration amère, ou suave, et riche en passion et en
jeunesse, pourquoi n'apporter pas devant cette exhu-
mation hors d'injustes cartons très confiante, le retard
de curiosité à quoi l'homme choyé par une subite noto-
riét a droit, mais faire payer à sa situation récente
exceptionnelle, comme une imprudence, ce qui n'est
point de l'audace ! Sûr aprè un laps de quinze ans, il
présenta, sans le souci de le relier ni d'y faire de re-
touche, cet ensemble superbe plus que disparate de
morceaux d'un jet magistral.

-

 Mais où poind, et je l'exhibe avec dandysme, mon in-
compétence, au sujet d'autre chose que l'absolu, c'est le
doute à savoir qui d'abord abominer : un intrus apportant
sa marchandise différente de l'extase et du faste, ou le
vain prêtre qui endosse une vacance d'insignes pour
néanmoins officier.
 Avec l'imprudence de faits divers ou du trompe-l'œil

< p. 198 >
prendre le théâtre et exclure la Poésie, ses jeux, subli-
mités (espoir latent chez le spectateur) ne me semble
besogne pire que la montrer en tant que je ne sais quoi
de spécial au bâillement, comme aussi instaurer
cette déité dans un appareil balourd et vulgaire est
peut-être méritoire l'égal de l'omettre.
 La chicane, la seule que j'oppose à l'Odéon, n'est pas
qu'il tienne ici pour une alternative plutôt que l'autre,
la sienne va à ses pseudo-attributions et dépend d'une
architecture : mais bien, temple d'un culte factice,
entretenant une vestale pour alimenter sur un trépied à
pharmaceutique flamme le grand art quand même ! de
recourir méticuleusement et sans se tromper, à la mix-
ture conservant l'inscription exacte Ponsard comme à
quelque chose de fondamental et de vrai. Un déni de
justice à l'an qui part ou commence, ici s'affirme, en
tant que la constatation, où je ne puis voir sans déplai-
sir mettre un cachet officiel, que notre âge soit inf-
cond en manifestations identiques, comme portée et
rendu par exemple au LION AMOUREUX, c'est-à-dire à
combler avec ce qui simule exister le vide de ce qu'il
n'y a pas. Au contraire, en ces Notes d'abord, nous
sommes aux grisailles ; et vous n'aviez, prêtresse d'une
crypte froide, pas à mettre la main sur une de ces
fioles avisées qui se parent en naissant, une fois pour
toutes et dans un but d'économie, de la poussière de leur
éternit. Ce Ponsard puisque soufflant par un des buc-
cins du jour je suis sujet à répéter son nom, n'agi-
te en rien mon fiel, si ce n'est que, mais sa gloire
vient de là ! il paya d'effronterie, inouie [sic], hasardée, extra-
vagante et presque belle en persuadant une clique,
qu'il représentait, dans le manque de tout autre éclat,
au théâtre la Poésie, quand en resplendissait le dieu.
Je l'admire pour cela, avoir sous-entendu Hugo, dont il
dut, certes, s'apercevoir, à ce point que né humble, in-

< p. 199 >
firme et sans ressources, il joua l'obligation de frénéti-
quement surgir, faute de quelqu'un ; et se contraignit
après tout à des efforts qui sont d'un vigoureux carton.
Malice un peu ample, et drôle ! dont nous étions quel-
ques-uns à notre souvenir ; mais en commémoration
de quoi il n'importait de tout à coup sommer la gé-
nération nouvelle. Combien, pour ma part, ayant l'âme
naïve et juste, je nourris une autre prédilection, sans
désirer qu'on les ravive néanmoins au détriment d'au-
cun contemporain, pour ces remplaçants authentiques
du Poëte qui se vouèrent à notre sourire, ou au leur
peut-être s'ils en avaient un, à seule fin pudiquement de
nier, aux laps d'extinction totale du lyrisme, comme
les Luce de Lancival, Campistron ou d'autres ombres,
cette vacance néfaste : ils ont, à ce qu'était leur âme, adap-
t pour vêtement une guenille usée jusqu'aux procédés
et à la ficelle plutôt que d'avouer le voile de la Déesse
en allé dans une déchirure immense et le rire. Ces
larves demeureront touchantes et je m'apitoie à l'égal sur
leur descendance à qui l'Odéon, ce soir, fit tort, pareille
à des gens qui fuiraient l'honneur d'autels résumé en
le désespoir de leurs poings fermés aussi peut-être par
la somnolence. Tous, je les juge instructifs non moins
que grotesques, leurs imitateurs et les devanciers, attendu
que d'un siècle ils reçoivent, en manière de dépôt sacré,
pour le transmettre à un autre, ce qui précisément
n'est pas, ou que si c'était, mieux vauderait ne pas sa-
voir ! le résidu de l'art, axiomes, formules, rien.

STÉPHANE MALLARMÉ



Notes sur le théâtre, [n 5], in Revue Indépendante, mars 1887, pp. 384-391.

< p. 384 >


NOTES SUR LE THÉÂTRE

 L'hiver est à la prose.
 Avec l'éclat automnal cessa le Vers, qui autorise
le geste et un miraculeux recul ; c'était la dernière fan-
fare si magistralement lancée que j'ai dans l'oreille, du
fait de M. Richepin, au succès interrompu par le départ
de Scapin en personne : farce superbe où le tréteau
s'est agrandi par des arts seuls jusqu'à la scène, comme
il le manqua dans le siècle d'imitation antique.
 Le silence, seul luxe après les rimes, un orchestre ne
faisant avec son or, ses frôlements de soirs et de cadence,
qu'en détailler la signification à l'égal d'une ode, tue et
que c'est au poëte, suscité par le défi, de traduire ! le
silence que depuis je cherche aux après-midi de musi-
que, je l'ai trouvé avec contentement aussi, devant la
réapparition (1), toujours inédite comme lui-même, de
Pierrot c'est-à-dire du clair et sagace mime Paul Le-
grand.
-
 L'essor du rideau parmi tant d'impatiences et le fr-
missement mondain qui s'engouffrent, pour éveiller ce
 (1) Au Casino Vivienne.

< p. 385 >
qu'est une fête parisienne de l'esprit, m'en impose :
malheureusement, dans le cas de ce si singulier FRAN-
CILLON, il faudra que retombe la toile.
 Je m'explique.
 Tandis que va le triomphe de cette soirée, une pre-
mière représentation pour de nouveaux venus toujours,
avec son jeu de surprise ! j'entends regretter précis-
ment que la curiosité, une heure durant, se suspende
(comme si c'était trop pour l'intérêt que vaut une hon-
nêtet de femme) à la question si l'héroïne s'est fait
elle-même justice ou pas. Moi je juge que pour peu
qu'un artifice permît à la comédie de durer l'éternité,
elle y gagnerait de devenir probante, puisque visée il y
a : attendu que tout dénouement obligatoire de théâtre,
comme celui qui survient ici, ne peut qu'infirmer le
paradoxe.
 Malheureusement, je le redis, le rideau tombera ; et
descend avec quelque rire dans ses plis relativement à
la validité de la thèse qui oppose l'adultère de la femme
au manquement chez l'homme.
 Loin que j'incrimine le moraliste demandant à la
rampe la mise en lumière d'un principe, erroné ou juste,
par des personnages contemporains, de s'être servi en
véritable homme du métier, simplement et loyalement
d'un moyen authentique de théâtre, comme qui dirait
un tour ou une jonglerie (tout l'Art en est là !) lequel
consiste à feindre son avis prouvé par un fait demeuré
hypothétique, le plus de temps que la disposition des
spectateurs le permet, pour suggérer cependant à l'es-
prit des conclusions qui seraient exactes en supposant
que le fait sur quoi tout repose fût vrai. Quoi de plus
conforme à la loi de Fiction : c'est, par son emploi judi-
cieux, créer de beaux ou salutaires sentiments avec rien
dans la main, leur gagnant le temps de prendre posses-
sion de vous ; mais pourvu que ce néant ne s'avère pas,

< p. 286 >
avec prestesse dissimul à l'instant final ! Sinon l'épreuve
se retourne ; dans le cas présent, à savoir si une femme
ose combattre à armes égales sur le terrain spécial de
l'infidélité avec son mari. Il garde, celui-ci, un peu
la sérénité ou le triomphe de qui sort indemne d'une
mystification. Quitte pour la peur, il a le dernier mot
et cette certitude que l'inopiné et farouche démon,
notre philosophe, qui, en opposition à de commodes no-
tions ordinaires, incite entre les sexes ce duel identique et
quand même, n'a pu qu'ordonner tout bas à la sensitive
main féminine de tirer en l'air. Acclam d'abord à cause
des étincellements de la pièce, et quant à sa propre
figure même avec tant de soin effacée par l'auteur, il
vient au public jeter le nom de M. Dumas, non sans
n'avoir rien d'un compère. << Hein ! >> je le vois, avec
ce clin dœil supérieur, signifier qu'il est prêt à recom-
mencer.
 Y a-t-il lieu de conclure que les ressorts, tout particu-
liers, de la comédie, dont un est mis en jeu ici avec
adresse et puissance, ne valent rien à propos de morale ;
vu que ce genre dit sérieux ne fera jamais qu'exalter,
parer, solenniser un procédé de farce primitif ?
 Plutôt tout étudié, comme le requiert l'œuvre d'un
des dramaturges évidents de ce siècle, le théâtre de
mœurs où je suis loin de marchander un droit à éta-
blir des équations, même sommaires, ne les résoud pas
avec un truc employé séparément ; et est-ce de l'opposition
entre plusieurs au cours de pièces juxtaposées si-
non dans la même, trilogie, etc., que sait, stable, équili-
brée, jaillir une Vérité.

 Quatre romans ont, de pensée qu'ils étaient, en ce mois
repris corps, voix et chair, et cédé leurs fonds de co-
loris immatériel au carton, à la toile, au gaz.

< p. 387 >
 Si je ne parlais pas, mais du tout, de la COMTESSE
SARAH ! je sais que le moyen n'a rien de littéraire, et
voilà un expédient trop peu compliqué que taire jus-
qu'au nom de l'auteur, pour lui montrer une indiffé-
rence.
 Je cite, avant d'en venir aux œuvres d'à présent, une
très remarquable adaptation qu'a faite des MYSTÈRES
DE PARIS, M. Blum, me contentant de noter cette im-
pression favorite, c'est que des types étranges n'exer-
cent un attrait que dans la réalité ou le vif et entrevus
sur la pointe du pied, avant que le détenteur de leur
grimace ne pose pour ce que lit de lui mon œil ; or, de
seconde main et sur les planches, apporté par le volon-
taire comédien, adieu cela. Le contraire pour cette
instigatrice de toute représentation, la foule ! à qui
mêle je considère comme quelque << illustration >>, dont
le besoin se complique chez les simples d'une certaine
défiance quant à la véracité de l'esprit, cet album
d'images hautes en couleur que l'Ambigu, un des lieux
les mieux appropriés et les plus intelligents qui soient
maintenant, moderne et tourn vers la reprise des vieux
genres, présente de l'anecdote colossale dite par Eugène
Sue.
 Arrivons.
 M. Daudet entreprend seul sa tâche, je crois sans
préconception mais simplement en consultant à mesure
que se fait l'éveil de pages à la scène, ses mille dons,
pour aider à tel effet ou le nier, dans le sens apparu et
selon pas d'esthétique que la loi de son extraordinaire
tact. Toujours est-ce avec lui, surveillant cette opération
en critique détach, qu'il y a chance de saisir comme for-
tuitement et sur le fait, des résultats neufs et définitifs.
Art qui inquiète et séduit comme ce que l'on perçoit vrai
derrière son propre manque d'habitude : car s'établit
une délicieuse ambiguit [sic] entre l'écrit et le joué, ni

< p. 388 >
l'un tout à fait ni l'autre, qui verse, le volume presque
à part, l'impression qu'on n'est pas tout à fait devant
la rampe. Si je voulais analyser ce charme intellectuel,
je dirais d'abord que sans le nécessaire talismen du
Livre, présent perfide d'un dieu, attendu qu'en son hum-
ble aspect il cache notre asservissement à la pensée
d'autrui, que dis-je ! à son écriture, on ne se croit
d'autre part le captif du vieil enchantement redoré d'une
salle, le spectacle comportant je ne sais quoi de direct
ou cette qualité de provenir de nous à la façon d'une
libre vision spirituelle. Ainsi l'acteur n'y scande point
sur les planches son pas appuyé la ritournelle drama-
tique mais se meut dans un milieu rare et le silence, ici
comme au figuré, de tapis sur le sonore tremplin rudi-
mentaire de la marche et du bond : il n'y a, tel détail
ou un autre, jusqu'à cet enguirlandement de comparses
en la farandole qui ne prenne une grâce de mentale fres-
que. Morcellement surtout de ce qu'il faudrait, en con-
tradiction avec une formule célèbre, appeler la scène à
ne pas faire
du moins dans la modernité où personne ne
nourrit qu'une préoccupation, pendant ses heures de la
nuit et du jour, remplaçant tous les codes passés, c'est
de ne jamais rien accomplir ou proférer qui puisse
exactement se copier au théâtre. Le heurt d'âmes le plus
violent, sans que s'y abandonne tout au long le héros
comme il le peut dans le seul Poème, a lieu par de
brefs élans, un cri ou sursaut la minute d'y faire allu-
sion avec une légèreté de touche autant que la clairvoy-
ance d'un artiste qui a exceptionnellement dans l'esprit
notre monde. Le faire si curieux et qui apparaît à l'état
de résultante comme virtuelle d'une tentative, la plus
haute d'à présent, ne se dément pas au long de la pièce :
il éclate intense et significatif, à suspendre même l'af-
flux des bravos, avant la chute du rideau et fournit
ce tableau à demi dans la plastique du théâtre mais

< p. 389 >
déjà aussi dans l'optique idéale, d'une chambre avec
tous les éléments familiaux et chers de la vie, on y va
bientôt mourir, on y vient presque de naître, plus poi-
gnant que de junéviles [sic] fiançailles un rapprochement
conjugal s'y noua, or tout est vain et ne garde d'intérêt
que pour le spectateur. À travers la croisée, imperson-
nel comme l'être vu de dos, repris déjà par sa folie du
dehors et de bruit, s'agite dans quelque harangue, au
balcon, inentendue qu'importe, il parle ! gesticule et
continue sa fatalité NUMA ROUMESTAN : c'est, à l'esprit,
dans un au-delà de vitrage et son cadre, jusqu'à l'instant
supréme différée la totale apparition de l'incorrigible
elle conclut en même temps que se perd le en futur.
 Voilà les nouveaux effets, souverains, concis, lumi-
neux, que l'artiste enfin contemporain oppose à un
théâtre borné.
 Un des chuchotements, toujours avec de la vérité,
même pour l'imposer qui en est l'objet ! a cours que
M. Zola commençant une vie, outre la sienne déjà
suffisante pour plusieurs, appliquera à rajeunir le
théâtre la même façon de puissante recherche et de coups
d'intuition qui lui a fait compléter le Roman. Je ne vois
pas en dehors des jeux muets de la scène, danse et mime,
ou de la Musique y compris la déclamation du Vers,
à quoi il ne me semble pas avoir spécialement adonué
son instinct sûr de transformateur, que quelqu'un doi-
ve en se tenant à aucun genre en exercice rien fonder
du tout au tout ; mais j'admire aujourd'hui, ce maître
n'y eût-il pas mis la main expressément ou seul, la
somme de nouveauté tirée selon lui des moyens existants
et presque oblitérés, c'est un procédé irrécusable du g-
nie. Les hommes point gouvernés par une tradition,
et qui tentèrent de fuir en l'antérieur, d'après quelque
source de beau jaillie de leur pensée, ceux-là ont, con-
curremment à leur œuvre personnelle, dégagé à l'entour

< p. 390 >
une immédiate influence dont l'époque, sans compren-
dre, s'inspire. Voilà que l'auteur du VENTRE DE PARIS,
comme pour préparer la masse à quelque avènement
théâtral, laisse un dramaturge M. Busnach trouver une
pièce dans ce chant, après les autres, de son épopée : et
l'homme d'un métier notoire du reste choisi devient au
voisinage tout à coup un peu un novateur. La troupe
de comédiens se recrute parmi les prêtres survivants
de vieux drame : je ne sais quelle naturelle ampleur,
une majestueuse simplicité leur échoit : du fait du texte
seul ? non (ce serait pas impossible au mauvais vouloir
de le réciter sur le mode suranné), mais à cause simple-
ment de la présence d'un regard dissimulé en une ombre
d'avant-scène qui se fixe d'une certaine manière, voit
ainsi et dégage une ambiance, à laquelle il faut que l'ac-
teur se conforme.
 Si bien qu'avec tous les éléments de redite quelque
chose d'imprévu se produit, bonhomme et très grand
dans la nature, qui sera l'aboutissement par excellen-
ce de la pièce populaire comprise ainsi qu'au long de
ce siècle, ou montrant à l'assistance une image simpli-
fiée d'elle dans les eaux vives de son sentiment na蒜,
en un temps où le peuple excédé de labeur se recueille
et va moins au théâtre. La curiosité qu'il en éprouvera
ici, de se connaître lui dans son décor, certes assure une
suite enthousiaste de soirs ; mais je rêverais que sans
apporter d'ingérence dans un succès issu de choses
d'art, l'assemblée municipale qui, en vue d'un futur
qu'elle ignore et prépare cependant, tient un théâtre
mystérieusement, applaudît à ce décalque d'un chef-
dœuvre. J'y sens un rafraîchissement supérieur pour
l'esprit ouvrier angoisseux ou surchauff : et si l'on con-
vient d'ouvrir d'officiels lieux de fiction, avant les por-
tes de paradis, et qu'il soit bon tout de suite d'inventer
quelque chose, c'est cela.

< p. 191 >
 Quant à moi je me réjouis, comme lettré, autrement.
 À savoir que n'existe à l'esprit de quiconque a rêvé
les humains jusqu'à soi rien qu'un compte exact de
purs motifs rythmiques de l'être, qui en sont les recon-
naissables signes : il me plaît de les partout déchiffrer.
 Tenez que hors du récit fait à l'imitation de la vie
confuse et vaste, il n'y a pas moyen de poser scénique-
ment une action, sauf à retrouver d'instinct et par éli-
mination un de ces grands traits, ici non le moins pa-
thétique, c'est l'éternel retour de l'exilé, cマur gonflé
d'espoir, au sol par lui quitté mais changé ingrat, main-
tenant quelconque au point qu'il en doive partir cette
fois volontairement, où ! enveloppant d'un coup dœil
les illusions suggérées à sa jeunesse par le salut du lieu
natal.
 Tant on n'échappe pas, sitôt entr dans l'art, sous
quelque de ses cieux qu'il plaise de s'établir, l'inéluc-
table Mythe : aussi bien vaut-il peut-être commencer
par savoir cela et y employer la merveille de trésors,
qu'ils soient documentaires ou de pure divination.

STÉPHANE MALLARMÉ



Notes sur le théâtre, [n 6], in Revue Indépendante, avril 1887, pp. 58-63.

< p. 58 >


NOTES SUR LE THÉÂTRE

 Le désespoir en dernier lieu de mon Idée, qui s'accou-
de à quelque balcon lav à la colle ou de carton-pâte,
regards perdus, traits à l'avance fatigués du néant,
c'est que, pas du tout ! après peu de mots à la scène
par elle dédaignée si ne la bat sa seule voltige, imman-
quablement la voici qui chuchotte [sic] dans un ton de sourde
angoisse et me tendant le renoncement au vol agité long-
temps de son caprice << Mais c'est très bien, c'est parfait
- à quoi semblez-vous prétendre encore, mon ami ? >>
puis, d'une main vide de l'éventail << Allons-nous en
(signifie-t-elle) cependant - on ne s'ennuierait même pas
et je craindrais de ne pouvoir rêver autre chose. -
L'auteur ou son pareil, ce qu'ils voulaient faire, ils l'ont
fait et je défierais qui que ce soit de l'exécuter mieux
ou différemment. >>
 - Que voulaient-ils donc accomplir, ô mon âme ?
répliqué-je une fois et toujours interloqué ou éludant
la responsabilité d'avoir conduit ici une si exquise dame

< p. 59 >
anormale : car ce n'est pas elle, sûr ! s'il y faut voir une
âme ou bien notre idée (à savoir la divinit présente à
l'esprit de l'homme) qui despotiquement me proposa :
Viens.
 Main un habituel manque inconsidéré chez moi de
prévoyance.
 - << Ce qu'ils voulaient faire ? >> ne prit-elle pas le soin
de prolonger vis-à-vis d'une feinte curiosité << je ne
sais pas, mais si, le voilà... >> réprimant, ô la pire torture
ne pouvoir que trouver très bien et pas même abominer
ce au-devant de quoi l'on vint et se fourvoya ! un
baîllement [sic], qui est la supréme, presque ingénue et la
plus solitaire protestation mais dont le lustre aux
mille cris suspend comme un écho l'horreur radieuse et
visible.
 - <<... Peut-être ceci. >>
 Elle expliqua et approuva en effet la tentative ordinaire
de gens qui avec un talent indiscuté et même de la bra-
voure si leur inanit était consciente, remplissent mais
des éléments de médiocre puisés dans leur spéciale notion
du public, le trou magnifique ou l'attente qui, comme
une faim, se creuse chaque soir, au moment où brille
l'horizon, dans l'humanité, ainsi que l'ouverture de
gueule de la Chimère méconnue et frustrée à grand
soin par tout l'agencement social.
 Autre chose paraî inexact et en effet que dire ? Il en
est de la mentale situation comme des méandres d'un
drame et son inextricabilité veut qu'en l'absence là de
ce dont il n'y a pas lieu de parler, ou la Vision même,
quiconque s'aventure dans un théâtre contemporain et
réel soit puni du châtiment de toutes les compromis-
sions ; si c'est un homme de goût, par son incapacité à
n'applaudir. Je crois, du reste, pour peu qu'intéresse de
rechercher des motifs à la placidité d'un tel person-
nage, ou Vous à Moi, que le tort initial a consisté à se

< p. 60 >
rendre au spectacle avec son Âme - with Psyche, my
soul
(1) : qu'est-ce ! si tout se complique, selon le banal
malentendu d'appliquer comme par nécessité sa pure
faculté de jugement à l'évaluation de choses entrées
déjà censément dans l'art ou de seconde main, bref à
des œuvres.
 La Critique, dans son intégrité, n'est, n'a de valeur,
ou n'égale la Poésie à qui elle apporte une noble opéra-
tion complémentaire, que si elle vise directement et su-
perbement aussi les phénomènes ou l'univers : mais à
cause de cala, soit de sa qualité de primordial instinct
placé au secret de nos replis (un malaise divin), cède-
t-elle à l'attirance du théâtre qui ne doit que montrer
une représentation à l'usage de ceux n'ayant point à
voir les choses à même ! de la pièce écrite au folio de
nature ou du ciel et mimée avec le geste de ses passions,
par l'Homme.
 À côté de lasses erreurs qui se débattent, voyez ! déjà
l'époque apprête la surprise de telle transformation plau-
sible ; ainsi ce qu'on appela autrefois la critique drama-
tique ou le feuilleton, qui n'est plus à faire, abandonne
très correctement la place au reportage des premiers
soirs, télégrammatique ou sans éloquence autre que
n'en comporte la fonction de parler au nom d'une
unanimité de muets. Ajoutez l'indiscrétion, ici les coulis-
ses, riens de gazes ou de vie attrapés entre les chassis [sic]
en canevas à la hâte mis pour la répétition, délice d'une
multitude où chacun veut être dans le secret de quelque
chose ne fût-ce que de la redire perpétuelle, et voilà ce
qu'au théâtre peut consacrer la presse de fait-divers.
Le paradoxe de l'écrivain supérieur longtemps fut, avec
des fugues ou points d'orgue imaginatifs, se le rappelle-
 (1) Ulalume (strophe II) par EDGAR POE.

< p. 61 >
t-on, d'appliquer le genre littéraire créateur de quoi la
prose relèee, ou la Critique, à tracer les fluctuations d'un
article d'esprit et de mode.
 Même dans une Revue, la présomption me semble
fausse, en supposant (c'est à le dire fort bas ici) que la
nécessité existe de publications confondant l'attribution
double vulgarisatrice ou songeuse du journal et du
livre. Ce périodique, je voudrais qu'employant l'immu-
nité accordée au recueil de ne parler que générale-
ment et d'évolutions comprises le laps peut-être
d'un quart de siècle ou génération, son critère dégagé
de l'évanouissement du menu fait ne déchiffrât que l'en-
lacement mystérieux d'une date spirituelle. L'histoire
dans un pays manquant de la pièce ou célébration sécu-
laire du mythe devant le peuple, alors s'écrirait au
retour prévu de jubilés, en tant qu'amples morceaux dé-
finitifs : de résultat, point, au jour le jour.
 Aussi, quand d'un mois ne s'afficha rien, incontesta-
blement, qui valût d'aller d'un pas allègre se jeter dans
la gueule du monstre et par ce jeu perdre tout droit à le
narguer, soi le seul ridicule ! n'y a-t-il occasion même
de proférer quelques mots de coin du feu ; attendu que
si le vieux secret de nos ardeurs et splendeurs qui s'y
tord sous notre fixité évoque par la forme éclairée de
l'âtre l'obsession d'un théâtre encore réduit et minus-
cule ou lointain, c'est ici intime gala pour soi.
 Méditatif :
 Il est (invente-t-on) un art, l'unique ou pur, qu'énon-
cer sera produire : il hurle ses démonstrations par le fait
de sa pratique. L'instant qu'en éclaterait le miracle, ajou-
ter que ce fut cela et pas autre chose, même l'infirme tant
il n'admet de lumineuse évidence sinon d'exister. Il
consentit à prendre pour matériaux la parole : de celle-
ci rien ne reste aprè l'édification mais il a épuisé jus-
qu'aux chuchotements. Seul, le sanglot, survivant à

< p. 62 >
toute expression ; ou ce suspens de la ludicité [sic] devenu
la larme sublimée de nos yeux.
 Quelque impéritie chez le poëte ou défaillance, de ne
point mettre à profit afin de se retirer dans l'extraordi-
naire silence de l'heure, ce sous-entendu, établi entre le
besoin public et la fabrication, qui l'exclut.
 Noter au gaz, mais sans trahir en de hâtifs discours
la munificence versée.
 Il fut, ce théâtre le seul où j'allais de mon gré, l'Éden,
significatif de l'état d'aujourd'hui, avec son apothéotique
résurrection italienne de danses offerte à notre vulgaire
plaisir, tandis que par derrière attendait le monotone
promenoir. Une lueur de faux cieux électrique baigna la
récente foule, en vestons, à saccoche ; puis à travers
l'exaltation par l'orchestre d'un imbécile or et de rires,
arrêta sur la fulgurence [sic] de paillons ou de chairs l'irré-
missible lassitude muette de ce qui n'est pas illuminé
des feux d'abord de l'esprit. Parfois j'y considérai, au
sursaut de l'archet, comme sur un coup de baguette
légué de l'ancienne Féerie, quelque cohue multicolore et
neutre en scène soudain se diaprer de graduels chatoie-
ments ordonnée en un savant ballabile, effet véritable-
ment rare et enchanté ; mais de tout cela et de l'éclaircie
faite dans la manマuvre de masses par de subtils pre-
miers sujets ! le mot restait aux finales quêteuses mor-
nes de là-haut entraînant la sottise polyglotte éblouie
par l'exhibition de moyens de beauté et pressée de dé-
gorger cet éclair, vers quelque reddition de comptes sim-
plificatrice : car la prostitution en ce lieu, et c'était là un
signe esthétique, devant la satiété de mousselines et
de nu abjura jusqu'à l'extravagance puérile de plumes
et de la traîne ou le fard, pour ne triompher que par le
fait sournois et brutal de sa présence là devant d'in-
comprises merveilles. Oui, je me retournais, à cause
de ce cas flagrant assez pour occuper toute ma

<p.63>
rêverie comme l'endroit ; en vain ! sans la musique
telle que nous la savons égale des silences et le jet
d'eau de la voix, ces revendicatrices d'une idéale fonc-
tion, la Zucchi, la Cornalba, la Laus avaient de la
jambe écartant le banal conflit, neuves, enthousiastes,
désigné avec un pied supréme au delà des vénalités de
l'atmosphère, plus haut même que le plafond de Clairin,
quelque astre.
 Très instructive exploitation, adieu.
 À défaut du ballet y expirant dans une fatigue de luxe
voici que ce local très singulier deux ans déjà par
des vêpres dominicales de la symphonie purifié bientôt
intronise, non pas le cher mélodrame français agrandi jus-
qu'à l'accord du vers et du tumulte instrumental ou leur
lutte, prétention aux danses parallèle chez le poëte ; mais
un art, le plus compréhensif de ce temps, tel que par l'om-
nipotence d'un total génie encore archaïque il échut et pour
toujours aux commencements d'une race rivale de nous :
avec Lohengrin de Richard Wagner.
 O plaisir et d'entendre là dans un recueillement trouvé
à la source de tout sens poétique ce qui est jusque main-
tenant la vérité ; puis de pouvoir à propos d'une expres-
sion même étrangère à nos propres espoirs, émettre,
cependant et sans malentendu, des paroles.

STÉPHANE MALLARMÉ



Notes sur le théâtre, [n 7], in Revue Indépendante, mai 1887, pp. 244-248

< p. 244 >


NOTES SUR LE THEATRE

 L'intention, quand on y pense, gisant aux sommaires
plis de la tragédie française (1) ne fut pas l'antiquité
ranimée dans sa cendre blanche, mais de produire en un
milieu nul ou à peu prè les grandes poses humaines et
comme notre plastique morale.
 Statuaire égale à l'interne opération par exemple
d'un Descartes ; et si le tréteau significatif d'alors avec
l'unité de personnage, n'en profita, joignant les planches
et la philosophie, il faut accuser le goût notoirement
érudit d'une époque retenue d'inventer malgré sa nature
prête, dissertatrice et neutre, à vivifier le type abstrait.
Une page à ces grécisants, ou même latine, servait, dans
le décalque. La figure d'élan idéal ne se dépouilla pas
de l'obsession scolaire davantage que des modes du
siècle.
 Seul l'instinctif jet survit, qui a dressé une belle
musculature de fantômes.
 Si je précise le dessin contraire ou pareil de cet
homme de vue si simple M. Zola acceptant la moder-
nit pour l'ère définitive au dessus de quoi s'envola,
dans l'héroïque encore, le camaieu [sic] Louis XIV, il pro-
jette d'y établir comme en quelque terrain, général et

(1) Rouvert mon Racine, ces derniers temps.

< p. 245 >
stable, le drame, en soi et hors d'aucune fable que les
cas de notoriété. Or j'estime que le moyen de subli-
mation de poëtes nos prédécesseurs avec un vieux vice
charmant, trop de facilité à dégager la rythmique élé-
gance d'une synthè e, approchait la formule souhaitée ;
laquelle diffère par une brisure analytique multipliant
la vraisemblance ou les heurts du hasard.
 Vienne le dénouement d'un orage de vie, gens de ce
temps, rappelons-nous avec quel souci de parer jusqu'à
une surprise de geste ou de cri dérangeant quelque
chose à notre impénétrabilité, nous nous asseyons, sim-
plement, pour un entretien. Ainsi et selon cette tenue,
commence en laissant s'agiter chez le spectateur le sourd
orchestre des dessous et me subjugue RENÉE.. À demi-
mot se résout posément chaque état sensitif par les per-
sonnages même su, le propre de notre attitude mainte-
nant ou celle humaine supréme étant de ne parler ja-
mais qu'après décision, loin de permettre l'ingérence à
cet instant du motif sentimental même le plus cher :
alors s'établit en nous l'impersonnalité des grandes
occasions.
 Loi, exclusive de tout art traditionnel, non ! elle dicta
le théâtre classique, à l'éloquent débat ininterrompu :
aussi par ce rapport mieux que par les analogies d'un
sujet même avec la Phèdre dix-septième siècle, le
théâtre de mマurs récent confine à l'ancien !
 Voyez le, un contemporain traite, après coup ou
d'avance mais sciemment, sa situation : il essaie de
l'élucider par un appel pur à son jugement, comme à pro-
pos de quelque autre et sans se mettre en jeu. Le triple
contrat entre Saccard et le père de l'héroïne, puis Re-
née, résolvant en affaire un sinistre préalable, illustre
cela, au point que ne m'apparaisse d'ouverture drama-
tique plus strictement moderne ; en même temps que
théâtrale, à cause de l'artifice ou tout au moins d'une

< p. 246 >
dose de fiction dans la maîtrise anticipée ou reconquise
de soi.
 Ce volontaire effacement extérieur qui particularise
notre façon d'être, toutefois, ne peut sans des éclats se
prolonger et la foudre succincte ou d'autant plus vio-
lente qui servira de détente à tant de contrainte et d'inu-
tiles précautions contre l'acte magnifique de vivre
marque d'un jour flagrant le malheureux comme pris ne [sic]
faute en raison d'une telle interdiction de se montrer
même.
 Voilà la théorie tragique actuelle ou, pour mieux
dire, celle de la pièce : attendu que le drame, latent, ne
s'y manifeste que par quelque soudaine déchirure affir-
mant l'irréductibilité de nos instincts.
 L'adaptation par le romancier seul d'un tôme de son
œuvre, le CURÉE, accru de la nouvelle NANTAS, cause
sur qui prend place en public désintéressé un effet de
pièce succédant à celles fournies par le théâtre dit de
genre, sauf la splendeur à tout coup de qualités élar-
gies jusqu'à valoir un point de vue : affinant la curiosité
en intuition qu'existe de cela aux choses quotidien-
nement jouées point d'aspect tout autres d'abord, une
différence.
 Absolue.
 Ce voile conventionnel qui, ton, concept, etc., erre
dans toute salle, accrochent aux cristaux perspicaces
eux-mêmes son tissu de fausseté ou ne découvre la
scène que mensongère et banale, il a comme flamb au
gaz ! et ingénus, morbides, sournois, brutaux avec une
nudité d'allure bien dans la franchise classique se
montrent des caractères.
 Autrement ! je le sais, les ressorts ou pièces de serru-
rerie dramatique sont les mêmes en ce temps-ci que
jamais. Un jeu de statistique littéraire aisé consiste
à les compter. Ici l'écrivain, qui 'est[sic] fait le procla-


< p. 247 >
mateur d'une doctrine, reste à découvert, dans ses pré-
somptions que comme qui dirait un changement en
l'atmosphère respirable maintenant, et vital sous sa
véridique clarté, dût altérer les conditions fondamen-
tales d'un art dès le premier instant notées par qui s'y
essaya ; mais je m'en prends à cette imprudence de cri-
tique, la pièce d'hier me paraissant à des riens de détail
près inattaquable et supérieure presque à tout dans le
présent. Instinct ici porté à l'intellect ! son rai puissant
de sincérit sur l'ordinaire scène y darde, plutôt que
de la nouveauté, l'évidence de ce qu'on eût pu accom-
plir jusqu'aujourd'hui et cause un peu de stupeur qu'il
y ait eu lieu de voir autrement qu'avec cette justesse.
 
Comme lever de rideau très fier à la représenta-
tion, j'aime rattacher cet acte auparavant et autre
part salué, une nouvelle du maître passant à la rampe,
JACQUES DAMOUR, selon le sobre et large arrange-
ment de M. Léon Hennique. J'observai combien sup-
plée une humanité exacte, toute inutile complication
croulant sitôt la diffusion juste de cette lueur... Se don-
na-t-on de mal et voilà encore le précepte aux badauds !
pour fournir une impression de durée ou que les gens
d'un drame imaginés en raison et pas plus d'une crise
principale, à cet instant de rendez-vous avec l'excitation
de la foule lui fussent de vieilles connaissances : comment
s'y intéresserait-on autrement ! ajoutait la docte incom-
pétence oublieuse que le moyen de familiariser des
spectateurs avec un personnage doit en art tenir du mi-
racle et non imiter l'expédient usité dans l'existence
qui consiste à l'avoir fréquemment rencontré et d'être
imbu de ses affaires, jusqu'à l'ennui. Un raccourci ha-
bile du héros qui le fasse dégager dans un coup de vent
le secret de son habitude, c'est la manière du poëte, s'il
dramatise ; mais le romancier trouvera aussi dans une
mise à point des types avec une sereine ampleur cette ré-

< p. 248 >
duction du trait fortuit suffisante pour qu'on les revoie
déjà et à jamais éclairés d'un jour populaire qui
s'impose, immédiat, sans la préparation d'absurdes et
lentes pratiques. Comme c'est neuf, dépendant d'un
parfait concept, en même temps qu'approprié à un sens
du plaisir d'à présent qui juge la salle de spectacle des
heures durant une géhenne. Quelque soir, un bref mor-
ceau admirable de touche naïve, forte ainsi nous poigne
et rien qu'à paraître illumine, suggère et tranche, toute
une technique. Le spectacle bien instructif que c'était,
du reste ; où, avec deux saynètes âpres et jeunes, j'éprou-
vai la satisfaction, applaudissant un très pince sans
rire canevas du connaisseur spécial en pantins de bois
et autres, Duranty, poussé dans le sens voulu de froide
furie et réduit par M. Paul Alexis, une fois par excel-
lence et la centième de vérifier l'étonnant à propos d'un
usage relevant du tréteau, honor par Shakespeare et
retrouvable dans les seuls cafés-concerts. À savoir que
les rôles féminins, comme ici d'une rêche et folâtre de-
moiselle malaisée à marier, ou de gaillardes et ceux des
vieilles surtout, gagnent à paradoxalement être joués par
l'homme : ils écartent ainsi l'irrévérence puis prêtent
à un cas trop rare où persiste chez nous l'impression
d'étrangeté et de certain malaise qui ne doit jamais,
quant à une esthétique primitive et saine, cesser tout
à fait devant le déguisement, indice du théàtre, ou Mas-
que.

STÉPHANE MALLARMÉ



Notes sur le théâtre, [n 8], in Revue Indépendante, juin 1887, pp. 365-371

< p. 365 >


NOTES SUR LE THÉÂTRE

 Jamais soufflet tel à l'élite soucieuse de recueillement
pour s'installer dans l'esprit d'extrémes splendeurs, que
celui donné par la crapule exigeant la suppression,
avec ou sans le gouvernement ou d'accord avec le chef-
d'œuvre affolé lui-même, de LOHENGRIN : ce genre de
honte possible n'avait été encore envisagé par moi, et
est acquis, au point que quelque tempête d'égout qui
maintenant s'insurge contre de la supériorité et y crache,
j'aurai vu pire, et rien ne produira qu'indifférence.
 Quelque incurie des premières représentations pour
ne pas dire un éloignement montré pour leur solennité,
où une présence avérée devant tout l'éclat scénique
commande, au lieu de ces légères Notes d'un coin prises
par côté et n'importe quand à l'arrière vibration d'un
soir, mon attention pleine et de face, orthodoxe, à des
plaisirs que je sens médiocrement ; aussi d'autres raisons
diffuses, même en un cas exceptionnel m'avaient incité,
(et la certitude pour la critique d'ici de compter, en fa-
veur du drame lyrique, sur l'éloquente bravoure de mon
conjoint musical) à omettre d'employer les moyens
d'être de ce lever angoissant du rideau français sur Wa-

< p. 366 >
gner. Mal m'en a pris ; on sait le reste et comment c'est
en fuyant la patrie que dorénavant il faudra satisfaire
de beau notre âme.
 Voilà, c'est fini, pour des ans...
 Que de sottises et notamment au sens politique enva-
hissant tout, si bien que j'en parle ! d'avoir perdu une
occasion exclusive, tombée des nuages et sur quoi
s'abattre furieusement paraissait élémentaire, nous, de
manifester à une nation hostile la courtoisie qui déjoue
de hargneux faits divers ; quand il s'agissait d'en saluer
le Génie dans son aveuglante gloire.
 Tous, nous voici de nouveau, quiconque recherche le
culte d'un art en rapport avec le temps (encore qu' à
mon avis celui d'Allemagne accuse de la bâtardise pom-
peuse et délicate), obligés de prendre, matériellement, le
chemin de l'étranger, non sans ce déplaisir trouv par
l'instinct simple de l'artiste à quitter le sol du pays, dès
qu'il y a lieu de s'abreuver à un jaillissement voulu par
sa soif.
 Un de ces soirs manqués d'initiation et de joie j'ou-
vrais, par quelque bonne compensation, le radieux écrit
LE FORGERON pour y apprendre de solitaires vérités.
 Que tout poëme composé sinon pour obéir au vieux
génie du vers, n'en est pas un... On a pu, antérieure-
ment à l'invitation de la rime ici extraordinaire parce
qu'elle ne fait qu'un avec l'alexandrin qui, dans ses
poses et la multiplicité de son jeu, semble par elle dévo-
ré tout entier comme si cette fulgurante cause de dé-
lice y triomphait jusqu'à la première de ses syllabes ;
avant le heurt d'aile initial et l'emportement, on a pu,
cela est même l'occupation de chaque jour, posséder et
établir une notion du concept à traiter, mais indénia-
blement pour l'oublier dans sa façon ordinaire et se li-
vrer ensuite à la seule dialectique du Vers. Lui, par
lui seul en dieu jaloux auquel le songeur céda la ma-

< p. 367 >
trise, il ressuscite au degré glorieux ce qui, tout sûr,
philosophique, imaginatif et éclatant que ce fût, comme
dans le cas présent, une vision céleste de l'humanité !
ne resterait, sans lui, que les plus beaux discours émanés
de notre bouche : il y a recommencement sublime à tra-
vers un nouvel état, pur, des conditions ainsi que des
matériaux naturels de la pensée sis habituellement chez
nous pour un devoir de prose, comme des vocables
eux-mêmes, après cette différence et l'essor au-delà,
atteignant toute leur vertu.
 Personne, ostensiblement, depuis qu'étonna le phé-
nomène poétique, ne le résume avec audacieuse can-
deur que peut-être cet esprit immédiat ou originel-
ement [sic] doué, Théodore de Banville ; et une épuration
par les ans de son individualité en le vers le désigne au-
jourd'hui comme un être à part, primitif et buvant tout
seul à une source occulte et éternelle : car rajeuni dans
le sens admirable selon quoi l'enfant est plus près de
rien et limpide ! ce n'est plus comme d'abord son en-
thousiasme qui l'enlève à des ascensions continues du
chant ou de l'idée, bref le délire commun aux lyriques ;
mais, hors de tout souffle perçu comme grossier, virtuel-
lement la juxtaposition entre eux des mots appareillés
d'après une métrique absolue et ne réclamant de quel-
qu'un, le poëte dissimul ou son lecteur, que la voix
modifiée suivant une qualit de douceur ou d'éclat,
pour parler.
 Ainsi comme lanc de soi ce principe qui n'est rien,
que le Vers ! attire non moins que dégage pour son ja-
loux épanouissement, l'instant qu'ils y brillent et meu-
rent dans une fleur rapide, sur quelque transparence
comme d'éther, les mille éléments de beauté pressés
d'accourir et de s'ordonner dans leur valeur essentielle.
Signe, au gouffre central d'une spirituelle impossibilité
que quelque chose soit divin exclusivement à tout, le

< p. 368 >
numérateur sacré du compte de notre apothéose, lui-
même enfin vers suprême qui n'a pas lieu en tant que
moule d'aucun objet qui existe ! mais il emprunte, pour
le marquer avec son sceau nul, tout gisement épars,
ignoré et flottant en quelque richesse, et le forger.
 Voilà, constatation à quoi je glisse, pourquoi, dans
notre langue, les vers ne vont que par deux ou plu-
sieurs, en raison de leur accord final, soit la loi mys-
térieuse de la Rime qui se révèle avec la fonction de
gardienne du sanctuaire et d'empêcher qu'entre tous un
n'usurpe ou ne demeure péremptoirement : en quelle
pensée fabriqué celui-là ! peu m'importe attendu que sa
matière aussitôt, gratuite, discutable et quelconque, ne
produirait pas de preuve à se tenir dans un équilibre mo-
mentané et double à la façon du vol, identité plus ou
moins proche de deux fragments constitutifs remémorée
extérieurement par une parité dans la consonnance [sic] (1).
 Chaque page de la brochure annonce et jette haut
comme des traits d'or vibratoire ces saintes règles du
premier et dernier des Arts. Spectacle intellectuel qui
me passionne : l'autre, tiré de l'affabulation ou le pré-
texte, lui est comparable !
 Vénus du sang de l'Amour issue et aussitôt convoitée
par les Olympiens dont Jupiter : sur l'ordre de celui-ci
ni vierge ni à tous afin de réduire ses ravages elle portera
la chaîne de l'hymen avec un, c'est Vulcain, ouvrier
latent des chefs-d'œuvre, que la femme ou beauté hu-
maine, les synthétisant, récompense par son choix (car

 (1) Là est la suprématie des modernes vers sur ceux an-
 tiques formant un tout et ne rimant pas ; qu'emplissait une
 bonne foi le métal employé à les faire, au lieu que, chez
 nous, ils le prennent et le rejettent, incessamment deviennent,
 procèdent musicalement : en tant que Stance, ou distique.

< p. 369 >
il faut en le moins de mots à côté, vu que les mots sont
la substance même employée ici à l'œuvre d'art, en
dire l'argument).
 Quelle représentation ! le monde y tient ; un livre,
dans notre main, s'il énonce quelque idée auguste, sup-
pliée à tous les théâtres, non par l'oubli qu'il en cause
mais les rappelant impérieusement au contraire. Le
ciel métaphorique qui se propage à l'entour de la
foudre du vers, artifice évocateur par excellence au point
de simuler peu à peu et d'incarner les héros eux-mêmes
(juste dans ce qu'il en faut apercevoir pour n'être pas
gêné de leur présence, bref le mouvement), ce spirituel-
lement et magnifiquement illuminé fond d'extase, c'est,
c'est bien le pur de nous-mêmes par nous porté toujours
prêt à jaillir à l'occasion qui dans l'existence ou hors
l'art fait toujours défaut. Musique certes que l'instru-
mentation d'un orchestre tend à reproduire seulement et
à feindre! Admirez dans sa toute puissante simplicité ou
foi en un moyen vulgaire et supérieur, l'élocution, puis
la métrique l'affinant à son expression dernière, comme
quoi un esprit, qui se réfugia au vol de ces feuillets,
défie la civilisation négligeant de construire à son rêve,
seul motif qu'elles aient lieu, la Salle prodigieuse et la
Scène. Le mime absent et finales ou préludes aussi par
les bois, des cuivres et les cordes, il attend, cet esprit,
placé au delà des circonstances, l'accompagnement
obligatoire d'arts ou s'en passe. Seul venu à l'heure
parce que l'heure c'est sans cesse aussi bien que jamais,
à la façon d'un messager, du geste il apporte le livre
ou sur les lèvres, avant que de s'effacer ; et l'être qui
tint en soi l'éblouissement général, le multiple chez
tous, du fait de sa communication.
 La merveille d'un haut poëme comme ici me semble
que, naissent des conditions pour en autoriser le dé-
ploiement visible et l'interprétation, d'abord il s'y

< p. 370 >
prêtera et ingénument ne remplace tout au besoin que
faute de tout.
 J'imagine que la cause de s'assembler dorénavant en
vue de fêtes inscrites au programme humain, ne sera
pas le théâtre borné ou incapable tout seul de répondre
à de très subtils instincts, ni la musique du reste trop
fuyante pour ne pas décevoir la foule ; mais à soi fon-
dant ce que ces deux isolent de vague ou de brutal
l'Ode, dramatisée par des effets de coupe savants : ces
Scènes Héroïques sont une ode à plusieurs voix.
 Oui, le culte promis à des cérémonials, songez quel
il peut être, réfléchissez ! Simplement l'ancien ou de
tous temps, que l'afflux par exemple de la symphonie
récente des concerts a cru plonger dans l'ombre, au lieu
qu'elle arrivait l'affranchir, installé mal sur les planches
et l'y faire régner. Aux convergences des autres arts
située, issue d'eux et les gouvernant, la Fiction ou
Poésie.
 Chez Wagner, déjà, qu'un poëte, le plus superbe-
ment français, console de ne pas étudier au long de
ces Notes, ce n'est plus dans l'acception correcte le
théâtre (sans conteste on invoquerait mieux, au point
de vue dramatique, dans la Grèce ou Shakespeare)
mais la vision légendaire qui suffit sous le voile des
sonorités et s'y méle ; pas plus que sa partition du
reste, comparée à du Beethoven ou du Bach, n'est, stricte-
ment, la musique. Quelque chose de spécial et complexe
résulte qu'on ne peut appeler somme toute autrement
que poétique, malgré que l'enchanteur Allemand
plutôt aille vers la littérature qu'il n'en provient
tout droit.
 Une œuvre du genre de celle qu'octroie en pleine
sagesse et vigueur notre Théodore de Banville est litt-
raire dans l'essence, mais ne se replie pas toute au jeu
du mental instrument par excellence, le livre ! Que

< p. 371 >
l'acteur insinué dans l'évidence des attitudes proso-
diques y adapte son verbe, et vienne parmi les silences
de la somptuosité orchestrale qui traduirait les rares
lignes en prose précédant de pierreries et de tissus
étalés mieux qu'au regard chaque scène comme un
décor ou un site certainement idéals, cela pour divi-
niser son approche de personnage appelé à ne déjà que
transparaître à travers le recul fait par l'amplitude ou la ma-
jest du lieu ! j'affirme que, sujet le plus fier et comme un
aboutissement à l'ère moderne, esthétique et industrielle,
de tout le jet forcément par la Renaissance limité à la
trouvaille technique ; et clair développement grandiose
et persuasif ! cette récitation, car il faut bien en revenir
à ce terme quand il et s'agit [sic] de vers, captivera, ins-
truira, malgré l'origine classique mais envolée en leurs
types purs des vieux dieux (en sommes-nous plus
loin, maintenant, en fait d'invention mythique ?) et par
dessus tout émerveillera le Peuple : en tous cas rien de
ce que l'on sait ne présente autant le caractère de texte
pour des fastes ou réjouissances officiels dans le vieux
goût et contemporain, comme l'Ouverture d'un Jubilé,
notamment de celui au sens figuratif qui, pour conclure
un cycle de l'histoire, me semble exiger le ministère
du poëte, en 1889.

STÉPHANE MALLARMÉ


Notes sur le théâtre, [n 9], in Revue Indépendante, juillet 1887, pp. 55-60.

< p. 55 >


NOTES SUR LE THÉÂTRE

 Les flammes de l'été, hélas et d'autres ! civilisation
qui veut des théâtres, tu ne sais, à défaut d'un art y
officiant, les construire *, si bien que comme l'effroya-
ble langue du silence gardé le feu se darde et s'exagère
puis change en une cendre tragique la badauderie des
villes, tout (à cette heure de clôture) communique la
désuétude de la scène. Nos prochains fastes publics ou
un fastidieux anniversaire s'il n'exulte par quelque
démonstration comme de modernes Jeux ! ainsi que
toujours se produiront sans allusion à un embrasement
idéal que les couleurs patriotiques aux étages claquetant
dans la brise d'insignifiance.
 L'occasion de rien dire ne surgit, et je n'allègue, pour
la vacuité de cette étude dernière non plus que de tou-
tes, plaintes discrètes ! l'année nulle : mais plutôt
le défaut préalable de coup dœil apporté à l'entreprise
de sa besogne par le littérateur oublieux qu'entre lui
et l'époque existe une incompatibilité. - Allez-vous
au théâtre ? - Non, presque jamais - à mon interroga-
tion cette réponse, par quiconque, de race, singulier,

* Une Salle doit surtout être machinée et mobile, à l'ingé-
nieur, avant l'architecte, en revient la construction : que ce
héros du moderne répertoire se montre un peu !

< p. 56 >
artiste choie sa chimère hors des vulgarités ou se suffit
femme ou homme du monde, avec l'instinctif bouquet
de son âme à nu dans un intérieur. - Au reste, moi,
non plus ! - aurais-je pu intervenir si la plupart du
temps mon désintéressement ici ne le criait à travers
les lignes jusqu'au blanc final.
 Alors pourquoi...
 Pourquoi ! autrement qu'à l'instigation du pas réduc-
tible démon de la Perversité que je promulgue ainsi
<< faire ce qu'il n'y a lieu de faire, sans avantage exprès à
tirer, que la gêne vis-à-vis de choses, à quoi l'on est par
nature étranger, de feindre y porter un jugement ;
alors que le joint dans l'appréciation échappe et qu'em-
pêche une pudeur l'exposition à faux jour de suprémes
et intempestifs principes. >> Risquer, dans des efforts
vers une gratuite médiocrité, de ne jamais qu'y faillir,
rien n'obligeant du reste à cette contradiction que le
charme peut-être inconnu en littérature d'éteindre stric-
tement une à une toute vue qui éclaterait avec pureté,
ainsi que de raturer jusqu'à de certains mots dont la
seule hantise continue chez moi la survivance d'un
cマur, et que c'est en conséquence une vilenie de ser-
vir mal à propos. Le sot bavarde sans rien dire, mais
ainsi pécher à l'exclusion d'un goût notoire pour la pro-
lixité et précisément afin de ne pas exprimer quelque
chose, représente un cas spécial, qui aura été le mien :
il vaut que je m'exhibe (avant de cesser) en l'excep-
tion de ce ridicule, comme un pitre monologuiste des
cafés-concerts où des feuillages nous servent une halte
entre le Théâtre et la Nature, ces deux termes distincts
et superbes de l'antinomie proposée une à Critique.
 J'aurais aimé, avec l'injonction de circonstances,
mieux que finir oisivement, ici noter quelques traits
fondamentaux.
 Le ballet ne donna que peu : c'est le genre imagina-

< p. 57 >
tif. Quand s'isole pour le regard un signe de l'éparse
beauté générale, fleur, onde, nuée et bijou etc, si
chez nous le moyen exclusif de le savoir consiste à en
juxtaposer l'aspect à notre nudité intime afin qu'elle le
sente analogue et se l'adapte selon quelque confusion
exquise d'elle avec cette forme envolée, rien qu'au tra-
vers du rite là énonc de l'Idée est-ce que ne paraît pas
la danseuse à demi l'élément en cause, à demi humanité
apte à s'y confondre, dans la flottaison de rêverie ?
Voilà l'opération poétique par excellence d'où le théâ-
tre. Immédiatement le ballet résulte allégorique : il en-
lacera autant qu'animera, pour en marquer chaque ryt-
thme [sic], toutes corrélations ou Musique d'abord latentes
entre ses attitudes et maint caractère, tellement que la
représentation figurative des accessoires terrestres par
la Danse contient une expérience relative à leur degré
esthétique. Temple initial ouvert sur les vrais temps,
un sacre s'y effectue en tant que la preuve de nos
trésors, ainsi. À déduire le point philosophique au-
quel est située l'impersonnalité de la danseuse, entre
sa féminine apparence et quelque chose mimé, pour cet
hymen ! elle le pique d'une sûre pointe, le pose acquis ;
puis déroule notre conviction en le chiffre de pirouettes
prolongé vers un autre motif, attendu que tout, dans
l'évolution par où elle illustre le sens de nos extases et
triomphes entonnés à l'orchestre, est, comme le veut
l'art même, au théâtre, fictif ou momentané.
 Seul principe ! et ainsi que resplendit le lustre c'est-
à dire, lui-même, l'exhibition prête au regard, sous tou-
tes les facettes, de quoi que ce soit ou vérité adaman-
tine, une œuvre dramatique montre la successioin des
extériorités de l'acte sans qu'aucun moment garde de réa-
lit et qu'il se passe en fin de compte rien.
 Le vieux Mélodrame qui, conjointement à la Danse
et sous la régie aussi du poëte, occupe la scène, s'ho-

< p. 58 >
nore de satisfaire à cette loi. Apitoyés, le perpétuel sus-
pens d'une larme qui ne peut jamais toute se former ni
choir (encore le lustre) scintille en mille regards, or,
un ambigu sourire déride ta lèere par la perception de
moqueries aux chanterelles ou dans la flûte refusant
leur complicité à quelque douleur emphatique de la
partition et y perçant des fissures de jour et d'espoir
spirituel avertissement et fil jamais rompu même si
malignement il cesse, tu n'omets d'attendre ou de le sui-
vre, au long du labyrinthe de l'angoisse que complique
l'art non pour vraiment t'acabler [sic] comme si ce n'était
point assez de ton sort ! spectateur assistant à une
Fête, mais te replonger de quelque part dans le peuple
que tu sois au saint de la Passion de l'Homme et t'en
libérer selon quelque source mélodique de l'âme. Pareil
emploi de la Musique qui la tient prépondérante com-
me magicienne, attendu qu'elle emmêle et rompt ou
conduit notre divination, bref dispose de l'intérêt, la
façonne seul au théâtre : il instruirait les compositeurs
prodigues au hasard et sans l'exacte intuition de leur
magnifique don de sonorité. Nulle inspiration ne per-
dra à étudier l'humble et profonde sagacité qui règle
en vertu d'un besoin populaire les rapports de l'or-
chestre et des planches dans ce genre génial et fran-
çais. Les axiômes [sic] s'y lisent, inscrits par personne ; un
avant tous les autres ! que chaque situation insoluble
comme elle le resterait en supposant que le drame fût
autre chose que semblant ou piège à notre irréflexion,
refoule, dissimule, et toujours contient le rire sacr qui
la dénouera. Ce jeu perpétué les Pixéricourt
et les Bouchardy de cacher dans le geste d'apparat
dévolu au tragédien le doigté subtil d'un jongleur, c'est
toute la science. La funèbre draperie de leur imagina-
tion ne s'obscurcit jamais au point d'ignorer que l'énig-
me derrière ce rideau n'existe sinon grâce à une hy-

< p. 59 >
pothèse tournante peu à per résolue ici et là par notre
lucidité : mieux que le gaz ou l'éléctricité la gradue
l'accompagnement instrumental, dispensateur du Mys-
tère.
 À part la curiosité issue de l'intrusion du livre et,
puiqu'après tout il s'agit de littérature et de vie main-
tenant repliées aux feuillets, un désir en ceux-ci
de se déverser à la rampe, ainsi que vient de le faire le
Roman, je ne sais. Il ne convient pas même de dé-
noncer par un verbiage le fonctionnement du redouta-
ble Fléau omnipotent... l'ère a déchaîné, légitimement
vu qu'en la foule ou l'amplification majestueuse de
chacun gît abscons le rêve ! chez une multitude la cons-
cience de sa judicature ou de cette intelligence suprême,
sans préparer de circonstances neuves ou le milieu
mental identifiant la scène et la salle. Toujours est-il
qu'avant la célébration des poëmes étouffés dans l'œuf
de quelque future coupole manquant (si cette date s'ac-
commodera de l'état actuel ou ne doit poindre qu'en rai-
son de notre oblitération, doute) il a fallu formidable-
ment au devant de l'infatuation contemporaine, ériger
entre le gouffre de leur vaine faim et les générations un
simulacre appropri au besoin immédiat, ou l'art officiel
qu'on peut aussi appeler vulgaire ; indiscutable prêt à
contenir par le voile basaltique du banal la poussée de
cohue contentée pour peu qu'elle aperçoive une imagerie
brute de sa divinité. Machine crue provisoire pour l'affer-
missement de quoi, à mon sens institution plutôt vacante
et durable me convainquant par son opportunité ! l'appel
a été fait à tous les cultes artificiels et poncifs ; elle fonc-
tionne en tant que les salons annuels de Peinture et de
Sculpture, quand chôme l'engrenage théâtral. Tordant
la fois comme au rebut chez le créateur le jet délicat et
vierge et une jumelle clairvoyance directe du simple, qui
peut-être avaient à s'accorder encore. Héroïques donc

< p. 60 >
artistes de ces jours plutôt que peindre une solitude de
cloître à la torche de votre immortalité ou sacrifier
devant l'idole de vous-mêmes, mettez la main à ce monu-
ment, indicateur non moins énorme que les blocs d'abs-
tention laissés par quelques âges qui jadis ne purent
que charger le sol d'un vestige négatif et considérable.

STÉPHANE MALLARMÉ



 

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